Jacqueline Caux, can’t stop won’t stop

Jacqueline Caux, réalisatrice fan de Detroit, passait à Dijon le 9 juillet. Why Note projetait deux de ses films sur la naissance de la Techno. PointBreak en a profité pour causer décombres, automobile et free jazz. Premier shot de parole avant l’intégralité à paraitre en octobre le numéro 2 de la revue papier.

par | 13 Juil 2022 | interviews

Extrait de Never Stop

Capture d’écran du film Never Stop – Une musique qui résiste © Jacqueline Caux

Dès le titre de ce film, Cycle of the Mental Machine, vous faites de la techno un son qui pense, ou peut-être plus justement une pensée sonore.

C’est un son qui pense. D’abord, avant tout, c’est une référence au livre d’Electrifying Mojo, The Mental Machine, un livre très important. À l’époque, quand je suis partie à Detroit, je pensais appeler ce film À la Recherche dElectrifying Mojo parce que plus personne ne le voyait. C’est quand même un des personnages essentiels dans la reconnaissance de la musique techno, c’est lui qui a fait venir le premier Prince, qui est la premier à passer sur WGPR, sa radio, les disques de Kraftwerk, ceux de Juan Atkins sur les conseils de Derrick May venu soutenir son ami. Quand Mojo passait des disques, c’était pas une seule fois dans la soirée. C’était plusieurs fois ou plusieurs fois de suite. C’était donc quelque chose qu’il voulait vraiment inscrire dans la pensée, dans l’esprit et dans la mémoire de ceux qui l’écoutaient. Avant chaque émission, il y avait un très beau signal, que je trouve toujours magnifique. Quand l’émission de Mojo commençait, tous les amateurs faisaient clignoter les éclairages des voitures et des motos : « Branchez-vous, branchez-vous, ça y est Mojo commence ».

Il y a aussi cette bizarrerie magnifique. Vous donnez à voir comment le futur musical, ici la techno de Détroit, nait sur l’héritage et dans les décombres : architecture, blues électrique.

Il y a une notion de cycle en effet. Les musiques noires américaines m’ont tout de suite branchée, j’avais 12/13 ans quand j’ai découvert le Free jazz. Pour moi c’était quelque chose d’absolument fabuleux la sensation reçue à l’écoute d’Albert Ayler, de Cecil Taylor, de Pharoah Sanders. Évidemment je n’étais pas noire et ce n’était pas ma culture mais c’était ma révolte. Je trouvais vraiment ça bien, de quoi ennuyer mes parents, c’était techno, free jazz contre télé. Ça marchait. Evidemment, je suis arrivée à Miles Davis et John Coltrane et si je remonte avant, au blues, sachant que justement à Detroit qui avait eu un moment très important. Les noirs américains du sud ont quitté le Texas et les territoires où on cultivait le coton parce qu’à ce moment-là les machines le récoltaient le coton à leur place. En même temps, Ford construisait des usines automobiles et il y a eu une grande migration du sud vers Detroit et Chicago. Là, le blues est devenu urbain, il s’est électrifié. La musique techno se situe dans un de ces cycles et ce n’est certainement pas le dernier. Pour moi, toutes ces musiques étaient associées à des musiques qui avaient à faire avec la pensée, le free jazz c’est vraiment ça, la révolte et la dignité. Même encore maintenant, j’ai parfois des doutes sur les révolutions et tout ce qu’elles apportent parfois, comme terribles choses mais toutes les marches et toutes les révoltes des noirs américains, ça n’était pas pour le pouvoir mais pour la dignité. Qu’est-ce qu’il y a de plus beau qu’arriver à mettre en forme à tout ce qui vous est insupportable. Il n’y a rien de mieux et rien de plus beau que ça. Donner une forme au chaos.

extrait de Never Stop – Une Musique qui résite

« Il n’y a rien de plus beau que ça. Donner une forme au chaos. »

Jacqueline Caux

Jacqueline Caux © Juliette Tixier

Et ce chaos est à ciel ouvert, c’est la ville elle-même.

C’est ça qui est fascinant je trouve et qui m’a amené d’ailleurs à aller voir à Detroit. Je suis partie la première fois au début des années 2000, toute seule, juste avec ma petite caméra mais je rends grâce à Laurent Garnier qui à l’époque a été un grand passeur. Il faisait venir ces musiciens au Rex et moi j’allais suivre toutes les soirées, les rave party. C’était déjà plus ma génération mais je trouvais qu’il y avait là une forme nouvelle, c’est quelque chose que j’appelle les grands frémissements. Dès que j’entend le début d’un set de Juan Atkins, de Carl Craig, de Derrick May, de Jeff Mills ou de Mad Mike, évidemment je ne parle que des pionniers de Detroit, je les reconnais, je ne peux pas les confondre. Il y a, pour l’un, quelque chose qui va se relier plus au jazz, et, pour l’autre, quelque chose de plus futuriste. Mais, il y a toujours quelque chose lié à la ville. Quand je suis partie, je voulais comprendre ce qui s’était passé dans cette ville complètement détruite. Le capitalisme industriel, les voitures, la crise pétrolière de 1973 ont amené cette ville, qui était la quatrième ville des Etats-Unis, à une catastrophe épouvantable. Là, les gens ne trouvant plus de travail dans les usines devaient la quitter, noirs comme blancs. C’est devenu une ville abandonnée. On s’est retrouvé dans un jardin de ruines et face à ce que peuvent faire des jeunes gens de 18/20 ans à l’époque, pour sortir la tête de ce marasme et créer un son nouveau.

Comme si un mouvement constant permettait de fuir (sur place) un passé décrépi. Il y a cela dans votre film  Never Stop – Une Musique qui résiste.

Never Stop, c’était rendre hommage à la compréhension du monde dans lequel ils arrivaient, non seulement ils ont su créer des labels indépendants mais aussi comprendre ce que c’était le monde numérique dans lequel ils étaient en train d’entrer. Il y a quelque chose qui est trop beau quand on arrive à Underground Resistance, c’est de voir les planisphères avec toutes ces petites épingles, mises, comme dans les grandes compagnies, là où on a été faire des concerts, là où on a vendu des disques. Il ne faut pas oublier qu’à Detroit, il restait tout ce qu’il avait fait Tamla Motown. C’est à dire les studios mais aussi les usines de pressages de vinyles. Dans Never Stop, Juan Atkins a une parole qui est très dure mais je me demande si au fond il n’a pas raison en disant que « les DVD  nous ont tués » parce que ça les DVDs, on pouvait pas les faire à Detroit. J’ai envie de rendre hommage à ces êtres humains et dire : « je m’incline parce que vous avez eu l’intelligence de comprendre l’univers dans lequel vous étiez, de créer vos home-studios, de tout enregistrer chez vous, de créer vos labels, de les vendre en vous déplaçant pour le faire, d’échapper à l’industrie, d’être arriver à vous sortir de ça, à en vivre et surtout à garder votre éthique ». L’éthique à Detroit est très forte, plus qu’ailleurs, il y a quelque chose là qui est sûrement dû au paysage dans lequel ils sont. Ce sont des postures philosophiques, humaines, économiques, sociales, politiques. La musique techno est politique et ça c’est très important.


propos recueillis par Guillaume Malvoisin, juillet 2022

D’autres interviews pourraient
également vous intéresser.
C’est par ici.

Share This