Jean Rochard, tintin pour Sydney (part.2)
Suite et fin de cette interview. Toujours pas d’Australie, tu repasseras vraiment plus tard. Ici, on parle encore de la maison de disques nato et de Sidney Bechet. Musicien, révolutionnaire mésestimé mais aussi figure de deux des pierres de touche de nato patronnée par Jean Rochard. Ce dernier produisait en 1992, Vol pour Sidney (aller). Vol pour Sidney (retour) est sorti le 19 juin dernier. Mille sabords.
Jean Rochard en 2 volumes © Z.Ulma
On trouve dans ce Retour, deux compositions dédiées à Bechet par des géants, Duke Ellington et John Coltrane.
C’est une façon de remettre les choses à leur place.
Comment on pourrait qualifier son pouvoir de subversion ? Tiens, par exemple, les premiers fauteuils de l’Olympia à avoir été cassés, l’ont été lors d’un de ses concerts. Il ramène aussi la clarinette dans le champ des intrus nobles et solistes du jazz.
Lors de ce concert à l’Olympia, Bechet joue du saxophone soprano. Le soprano est un instrument qui peut facilement être du côté de la subversion ou en tous les cas d’une certaine autonomie. Lol Coxhill, Steve Lacy, Evan Parker, Lucky Thompson, Coltrane, Wayne Shorter, Michel Doneda, Johnny Hodges par exemple sont tous des sortes de dissidents naturels capables d’aller voir ailleurs s’ils y sont et de s’y trouver, des équilibristes au jeu gorgé de questions et de confidences. Le lyrisme n’y est pas adversaire de l’abstraction. Bechet avait troqué sa clarinette pour un soprano, désireux d’un son plus fort, plus expressif encore. Mais ces qualités, il les avait déjà en tant que clarinettiste. La clarinette est l’instrument des chats, un instrument très constitutif – et on l’oublie trop souvent – de ce qui a fait le jazz. Il n’y en avait pas dans l’Aller. Les retours sont faits pour revenir, donc elle est revenue dans le Retour. C’était important et sans doute une façon de mieux regarder la table d’orientation de ce Retour. Jeff Lederer interprète, clés en mains, le classique Blackstick et Catherine Delaunay, dans cinq autres morceaux, porte ce legs avec cette part de vocabulaire qui vient à point compléter puis faire éclater les sens, comme des bourgeons impatients. Dans La double vie de Pétrichor, Catherine Delaunay jouait le blues avec cette beauté des variations des sentiments douloureux, comme une réflexion sur l’amour. Ce fut un des sésames de cette nouvelle histoire.
Comment pourrait-on définir la différence de son, s’il y en a une, entre le disque Aller et le disque Retour ?
L’Aller va dans un sens, le Retour dans l’autre. On appréhende les mêmes paysages dans des sens différents et forcément on entend des choses différentes.
Sidney Bechet
John Coltrane (1963)
Quelles pistes ouvertes ou défrichées par le disque Aller le Retour suit-il ?
Cette question est une colle porteuse. L’Aller se raconte en un gros chapitre, le Retour est plutôt comme un recueil de quatre nouvelles où d’une nouvelle à l’autre, on retrouve certains personnages un peu comme dans les films à sketch des années 60, genre que j’appréciais beaucoup. Mais il y a aussi des points communs ou des continuités – des assiduités – naturelles. Petite Fleur ouvre et ferme le premier volume et, donc, ouvre le second, cette fois dans la version chantée, avec Elsa Birgé, petite fleur authentique. Le duo saxophone/batterie John Dikeman, Simon Goubert répond à celui d’Elvin Jones et Michel Doneda (avec une arrière-pensée persistante aiguillonnée de loin par d’autres prégnants souvenirs du genre faisant suite à Bechet/Kenny Clarke, comme Frank Lowe avec Rashied Ali, Archie Shepp avec Max Roach, Evan Parker avec John Stevens ou Paul Lytton, Dudu Pukwana avec John Stevens, Jimmy Lyons avec Andrew Cyrille, Dewey Redman avec Ed Blackwell et bien sûr Interstellar Space de Coltrane avec Rashied Ali, sans oublier de mentionner l’album fantasmé — ou deviné ci-et-là lors de leurs duos épars — de Coltrane et Elvin Jones). Il y a ce truc sur la cymbale — Simon possède ça — qui immédiatement indique cette histoire de jazz première langue. Une pratique qui tend à se raréfier de façon assez logique, le jazz étant plutôt porté de nos jours par l’apprentissage de la deuxième ou troisième langue ou bien par sa représentation. John Dikeman joue fort comme Bechet jouait fort. Sylvaine Hélary « Glowing Life » est un peu du côté du Bristish Summer Time Ends avec un certain sens de la mise en scène. La différence réside peut-être dans le fait que Sylvaine et son orchestre repartent du paysage quand le British Summer Time Ends rejoignait le paysage. La formule saxophone/piano choisie par Lee Konitz avec Ken Werner est cette fois explorée par Sophia Domancich et Robin Fincker, mais là encore, le gouvernail navigue tout autrement. Il soulève les forces poétiques de la réalité et c’est sans doute ce qui donne sa boussole à cet Aller et Retour. Hymn for Her et Ursus Minor s’inscrivent dans une certaine idée pop-blues béchetienne comme le faisait Taj Mahal ou Pepsi. Le jazz-band formé par Catherine Delaunay, Donald Washington, Nathan Hanson, Doan Brian Roessler, Guillaume Séguron et Davu Seru comme le quartet de Matt Wilson assurent autant les flash-back de ce qui aurait pu être vécu avant l’Aller que le devenir de l’« ensuite » dans les même lieux, la tradition de l’avenir. Au fond, la musique de Sidney Bechet est une sorte d’universalisme rusé. Les entrées sont multiples à condition de ne rien perdre de la substantifique impétuosité.
On semble revenir aussi à une forme d’essence de ce qu’est la musique de Bechet, notamment avec la couleur blues, plus présente ?
Oui, c’est très vrai. Ce n’était pas prémédité et ça s’est révélé sans calcul comme une sorte de force inéluctable.
Cela pourrait presque sembler paradoxal que cette essence soit captée par des musiciens animateurs d’une nouvelle génération de chercheurs comme Robin Fincker ou Sylvaine Hélary, entre autres.
Non ! Je pense que c’est de bonne complémentarité. C’est peut-être à cet endroit que la musique de Bechet est fascinante par cette capacité à embrasser si large et créer ces états de passage. Cette histoire de nouvelle génération… Je n’arrive pas à penser comme ça. Avec des musiciens qui ont 18 ou 20 ans peut-être. On est peut-être dans le même âge quand on joue ensemble.
« Au fond, la musique de
Sidney Bechet est une sorte d’universalisme rusé. Les entrées sont multiples à condition de ne rien perdre de la substantifique impétuosité.»
Petite fleur (extrait)
Original Haitian Music (extrait)
« On ne vit pas dans des niches. On n’est pas des clebs. On n’imagine pas un chat dans une niche. Mais on aura tout de même encore de la tendresse pour les chiens (malgré leur soumission délirante).»
C’est ok, si je qualifie nato de label aventurier ?
Oui, bien sûr, encore que je n’aime pas beaucoup le mot « label », je préfère « Maison de disques ». « Aventure » c’est beau, c’est vachement mieux que devanture.
C’est aussi, pour moi, un label somme, un label-monde. Me viennent à l’esprit par exemple les disques consacrés à Courbet ou, plus séminal dans mon parcours d’auditeur de jazz européen, à Durruti.
Une maison de disques mémentos.
Sur le site nato, les bios décrivent des musiciens artisans. Difficile de maintenir cette idée aujourd’hui ? Ou alors, cette musique étant inscrite dans une niche, il en sera toujours un peu ainsi ?
Mais on ne vit pas dans des niches. On n’est pas des clebs. On n’imagine pas un chat dans une niche. Mais on aura tout de même encore de la tendresse pour les chiens (malgré leur soumission délirante) quand il ne sera jamais possible de s’accorder avec l’intelligence artificielle. Être artisan, c’est sans doute être à l’opposé de l’intelligence artificielle et plus encore de lutter contre les artifices de l’imbécilité.
Le chat nato, mascotte du label, rugit. Ce serait quoi la colère de Jean Rochard, la colère qui irrigue cette maison et ses productions ?
Les images sont trompeuses car sur la photographie qui a servi à faire cette image, nato était en train de bailler. C’était une chatte sensible mais assez agressive qui ne dormait pas tant, ce qui est mon cas (hélas). Ma colère n’irrigue pas les productions, mais elle peut servir de déclic et pour ça se mêler à une certaine joie sans laquelle elle ne peut rien. Dans le disque What matters now d’Ursus Minor, nous avions cité ces mots de Serge Quadruppani prononcés le 24 avril 2016, Place de la République à Paris, lors de Nuit Debout : « La joie et la colère sont les deux passions de ce mouvement ». Il s’agit bien de rester en mouvement avec ces deux sentiments, et l’actualité récente nous donne toute latitude pour les éprouver. Très récemment, j’ai pensé à cette réaction de Bechet, au Sénégal, à l’issue d’une tournée en Afrique du Nord en 1952 : « Les Français n’ont rien à ‘envier’ aux Américains… J’ai été à Dakar et j’ai vu ce qu’ils font aux Noirs là-bas, les Français ne sont pas meilleurs que les autres ». Devinez pourquoi ?
Parlons du lien à l’image. Je parlais du projet Courbet, évoquant le tableau L’Origine du Monde, piloté par Tony Hymas. Ici pour Bechet, vous confiez les clefs graphiques à Johan De Moor, fils de Bob de Moor, compagnon d’Hergé dont vous piratez aimablement l’univers.
Oh non, on ne pirate rien. On salue, on s’amuse, on questionne. Et Johan de Moor est – comme on dit aujourd’hui – légitime pour faire un bon clin d’œil à Hergé, puisqu’en plus d’être le fiston de Bob de Moor, il a appartenu au studio Hergé (pour travailler sur Tintin et l’Alph Art interrompu par la mort d’Hergé et sur la reprise de Quick et Flupke, album Haute Tension). Mais Johan de Moor, c’est aussi et surtout le créateur de La Vache (avec Stephen Desberg), ce personnage extraordinaire fait d’ailleurs une apparition dans Left for Dead de Tony Hymas et Barney Bush puis une autre dans Le Chronatoscaphe. Son trait est aussi expressif, que celui du soprano de Bechet, une façon d’être joyeusement tranchant. Regardez aussi ses albums Cœur glacé ou La vie à deux (scénario de Gilles Dal). C’est un dessinateur qui représente joliment une sorte de croisée des chemins à la contradiction nourricière qui m’anime.
On a bien entendu le jeu sur l’homophonie du Vol 714 pour Sydney, qui, tiens donc, est presque l’album le plus subversif d’Hergé, le plus chéper aurait-on dit en 80, date de fondation du label.
Vol 714 pour Sydney est le seul album que j’ai lu planche par planche, une chaque semaine, en 1967 dans le Journal de Tintin. J’avais 10 ans et cette passion bédéphile se mélangeait à de nouveaux éveils de musique ou de l’attrait grandissant pour les bruits secouant le monde. Je crois qu’Hergé a regretté le truc du vaisseau spatial pour terminer cette histoire impossible. Mais les extraterrestres auraient pu emporter Marcel Dassault. Bon débarras ! Mes albums préférés de Tintin sont je crois Tintin au Tibet, Le Lotus bleu, Le Temple du Soleil et Les Bijoux de la Castafiore pour Tchang, le Yéti, Zorrino et les gitans. En fait Sidney au Tibet, Le Sidney Bleu, le Temple de Sidney et les Bijoux de Sidney figurent tous un peu par indices dans les deux albums Vol pour Sidney Aller et Retour.
Une des dernières sorties marquantes a été l’album Thollot. Vous convoquez de nouveau Bechet cette année. Là encore, le lien serait cette forme d’artisan en veille, aux aguets, pour ne rien perdre d’une vérité ludique, aventureuse et primordiale ?
Vous allez me faire pleurer. Trop tard, c’est fait. Le 15 mai 1959, Jacques joue avec ses copains tous plus vieux que lui devant la tombe de Sidney Bechet enterré la veille. La photo figure dans le livret de Thollot in extenso. J’aime bien votre expression « L’artisan aux aguets ». Je l’adopte !
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propos recueillis par Guillaume Malvoisin
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Vol pour Sidney (aller) et (retour) : site web
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