Jean Rochard, tintin pour Sydney (part.1)

Pour l’Australie, tu repasseras. Ici, on parle de Sidney Bechet. Musicien, révolutionnaire mésestimé et pour beaucoup petit fleuriste. C’est aussi la figure de deux des pierres de touche d’une maison de disque, patronnée en toute tranquillité laïque par Jean Rochard. Ce dernier produisait pour nato en 1992, Vol pour Sidney (aller). Vol pour Sidney (retour) sortait le 19 juin dernier. Mille sabords.

par | 23 Juin 2020 | interviews

Jean Rochard

Jean Rochard © Z.Ulma

18 ans plus tard, retour à Sidney.

Euh… non… Le temps passe comme un petit fou. Cela fait 28 ans.

Oulah oui. Prévu de longue date ou idée récente, ce retour ?

Idée récente de longue date. La parenthèse (Aller) a été ajoutée au dernier moment. Je ne sais fichtre plus pourquoi, une impulsion de dernière minute ou bien l’idée de ne pas fermer la porte sans trop savoir ? Toujours est-il que la question a été posée rapidement. Il y a eu plusieurs idées, Steve Lacy souhaitait participer, Guy Lafitte aussi. Et puis, ça s’est évaporé devant d’autres urgences comme l’album Buenaventura Durruti ou les disques avec Sam Rivers et la fin du siècle arrivait avec tout un tas d’ombres et d’autres lumières à chercher ailleurs. Mais l’éternel ne convient pas à l’irrésolu. Alors, à un moment, ça se réveille forcément parce que c’est là, c’est présent. Ce n’est pas seulement une idée – les idées c’est sympa, mais ça va, ça vient – mais quelque chose qui s’avère faire partie de l’essence. D’autant que je ne voulais plus trop faire d’albums de reprises — bien que j’en aime beaucoup l’esprit quand il est vraiment motivé — parce que je trouvais qu’il y avait une tendance générale à s’emberlificoter dans les hommages pour des raisons semblant assez souvent autres que musicales ou entichées. Mais voilà, un soir de février 2016, Fabien Barontini me ramène en voiture automobile à Paris et on discute comme on en a l’habitude. Il me dit « j’aimerais bien faire une soirée à partir de ton Vol pour Sidney » ce qui est assez formidable comme pensée d’un organisateur des années après. Ce fut le déclic pour, non pas revenir sur ce qui avait été fait, mais mettre en chantier le retour dès l’été suivant, au moment du festival Kind of Belou à Treignac, puis à l’automne pendant la tournée d’Ursus Minor, à Sons d’hiver en février 2017 pour le concert du Matt Wilson Quartet avec Catherine Delaunay (une plage du disque en est issue) et pendant les trois années suivantes. Ce fut un processus long, interrompu par toutes sortes de contingences facilement imaginables pour certaines.

Comment était né l’Aller ?

L’Aller, c’est le grand truc amoureux qui se déclare. Lol Coxhill est alors un ultra familier des disques nato. Nous partageons une même passion pour Bechet, nous en parlons beaucoup. Un soir à Chantenay°, à la fin d’un repas, il joue Petite Fleur, comme ça sans prévenir, c’est très beau. Et puis, pour la revue Jazz Ensuite dont je suis rédacteur en chef, il écrit un article (reproduit dans la réédition du vol aller) que je titre Vol pour Sidney. Les musiciens anglais semblaient beaucoup l’apprécier, Tony Coe, Steve Beresford et d’autres, alors qu’en France il était souvent remisé. Et puis lorsque Vogue fut le distributeur de nato, il y avait cette grande photo de Bechet dans le hall d’entrée… je crois que ce fut le signal de départ. Mais Vogue a été rapidement racheté par BMG (ce qui a occasionné certaines de ces douleurs auxquelles nous sommes trop habitués, mais c’est une autre histoire) et le disque n’est pas sorti là. Gilles Gailliot qui avait travaillé chez Vogue officiait maintenant chez nous, ce qui a été utile pour pas mal de contacts.

— Vol pour Sidney, l’Aller (1992) : pochette de Pierre Cornuel

— Vol pour Sidney, le retour (2020) : pochette de Johan de Moor

Sidney Bechet
Jean Rochard

Sidney Bechet et Jean Rochard à l’aller (© DR / © Z.Ulma)

Comment s’est assemblé le line-up du premier disque ?

Très rapidement, très spontanément. L’Aller s’est fait vite. Il y avait des axiomes flagrants puis des évidences évidentes. Lol Coxhill fut le premier contacté, l’idée lui plaisait beaucoup. Je me souviens qu’au téléphone, je lui lisais la liste complète des titres déposés de Bechet et puis finalement, il a simplement choisi Petite Fleur. Comme il commençait à travailler avec Pat Thomas que j’avais rencontré avec Mike Cooper à Bracknell, on a choisi cette idée de duo de suite plutôt que le genre de ce qui avait été fait pour Before my Time. Avec Pat, on parlait de choses comme Soul to Soul, ce qui a donné une certaine orientation à l’enregistrement. Dans le studio, on était tellement excité qu’on a enregistré deux versions de Petite Fleur et même un autre titre Updown Sidney, inventé sur place qui est paru plus tard sur l’album Halim. La nuit est une sorcière étant le grand projet de musique de scène de Bechet, le Bristish Summer Time Ends a semblé idéal pour cette adaptation grâce à son sens de la mise en scène. Les duos de batterie Bechet/Kenny Clarke sont pour moi d’intenses ravissements. Faire écho s’imposait comme s’imposait d’inviter Michel Doneda, autre saxophoniste soprano majeur, avec un grand batteur, ce fut Elvin Jones pour une séance inoubliable d’Egyptian Fantasy. Michel disait à Elvin : « Je ne joue pas vraiment du jazz » et Elvin répondait « Mais tu joues avec ton cœur ». Je me souviens qu’il a parlé de JC Heard°° lors de cette séance comme d’un batteur injustement oublié. J’ai envoyé Sidney’s Blues à Taj Mahal à qui le morceau a plu. Des années après, lors d’une séance que nous avons enregistrée à Minneapolis, il m’a dit qu’il ne connaissait pas la musique de Sidney Bechet auparavant et que travailler sur ce titre lui avait ouvert cette porte. Les Lonely Bears étaient de grande actualité à ce moment-là et c’est bien naturellement qu’on a enregistré Si tu vois ma mère avec Tony Coe au soprano. On sait quel grand ténor et quel grand clarinettiste il est et on oublie son si beau jeu de soprano (cité en exemple par Evan Parker). Steve Beresford a arrangé la chanson Lastic funky-funky, chantée par Francine Luce et après, je me suis dit que ce serait bien d’avoir une autre version avec Han Bennink. Les petits pas du grand écart pour une belle promenade. À Londres, une après-midi, j’étais avec mon amie photographe Caroline Forbes et on a parlé des Rolling Stones et de Charlie Watts qu’elle avait photographié. Je me suis dit que ce serait chouette d’inviter Charlie Watts, elle m’a donné le nom de son contact, Sherry Daly, au bureau des Rolling Stones, j’ai parlé de mon idée en disant que je souhaitais qu’Evan Parker soit dans l’orchestre. Une heure après, j’avais une réponse qui posait une condition, c’est que Lol Coxhill soit de la séance. Rien de plus simple en l’état. J’ai proposé Blues in the cave et Charlie Watts avait envie de jouer un autre morceau. Evan a proposé Laughin’ in Rhythm et Lol a écrit des paroles et on a bien rigolé. Brian Lemon et Dave Green complétaient l’orchestre. Charlie Watts était très sensible au fait qu’Elvin Jones soit aussi sur le disque. Il parlait très bien de sa passion du jazz. Pour Blue for you Johnny, le premier orchestre contacté était les Sugar Cubes, ils ont répondu favorablement mais avaient besoin de beaucoup trop de temps de préparation (ça aurait été possible pour le Retour ha ! ha !). Ça ne collait pas. Pas grave, mais ça aurait fait une occasion de travailler avec Björk. Ensuite, j’ai demandé aux Cramps par l’intermédiaire de leur agent qui était le même que celui de Taj Mahal, mais c’était trop compliqué. Hugh Burns m’a suggéré Pepsi du duo Pepsie & Shirlie. J’aimais bien leur reprise d’All Right Now de Free (un de mes groupes phares de petite adolescence). Hugh a monté vite fait un groupe avec des musiciens venus des orchestres d’Elton John ou George Michael. Lee Konitz, je l’ai rencontré à Paris pour un déjeuner mémorable. Le relief du disque s’établissait aussi dans ce type de moments. J’avais rencontré Urszula Dudziak lorsque je m’occupais de Jazz Ensuite pour un entretien et j’avais toujours eu envie de faire quelque chose avec elle. Elle s’est montrée très enthousiaste et la séance a été improvisée avec Tony Hymas.

Lol Coxhill

Lol Coxhill © Lou Boileau

Petite fleur (extrait)

par Lol Coxhill, Pat Thomas | Vol pour Sidney (aller)

Elvin Jones

Elvin Jones © DR

Egyptian Fantasy (extrait)

par Elvin Jones, Michel Doneda | Vol pour Sidney (aller)

Charlie Watts

Charlie Watts © Lou Brutus

Laughin' In Rythm (extrait)

par Charlie Watts | Vol pour Sidney (aller)

« Charlie Watts avait envie de jouer un autre morceau. Evan Parker a proposé Laughin’ in Rhythm et Lol Coxhill a écrit des paroles et on a bien rigolé. »

Cette idée d’assemblée colle parfaitement à un label comme nato, non ?

Chaque maison de disques a ses caractéristiques et c’est aussi pour ça qu’elles sont choisies par affinité. On ne fait pas exactement le même disque chez ECM que chez RogueArt par exemple comme on ne faisait pas le même disque chez Impulse ou chez Blue Note.

Retour à Sidney Bechet. On le trouve à l’aise dans les bacs de vide-greniers et les discothèques populaires. Pourtant, il n’a pas l’air d’avoir toute la place qu’il mérite dans les rangs des innovateurs du jazz. Juste une impression ?

C’est assez navrant qu’il n’ait pas eu droit à davantage de travail de rééditions. C’est un musicien qui a des phases différentes, mais elles sont toutes très importantes y compris sa période française très populaire, même si l’on préfère les orchestres américains aux orchestres français qui l’accompagnaient sans démériter. J’aime énormément les deux séances avec Martial Solal en 1957, avec des langages différents bien marqués, ils ne jouent pas la grande étreinte, mais quelque chose de fort naît de la coexistence, un peu comme Lee Konitz avec Derek Bailey. Je me souviens qu’un peu avant de sortir Vol pour Sidney (aller), une speakrine-journaliste de radio avait éclaté de rire lorsque je lui avais dit combien j’aimais Bechet. Elle croyait que c’était une blague. Elle ne l’avait sans doute pas écouté, c’était une idée. Ce qui est d’ailleurs souvent le cas : si on enlevait les préjugés, les idées préconçues, les présupposés, l’écoute serait bien différente.

Est-ce que ces deux albums réparent un peu de cela ?
Non ! Si on devait s’engager là-dedans, on n’aurait pas fini. On n’est pas des justiciers, seulement des amoureux. Ce qui est peut-être la même chose, il faut que je réfléchisse à ça.

La suite de cette interview sur cette page

Sidney Bechet, Martial Sola

— Sidney Bechet, Martial Solal  (disques Swing, 1957)


propos recueillis par Guillaume Malvoisin

Vol pour Sidney (aller) et (retour) : site web

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