3 jours passés dans la préfecture de Corrèze. Après avoir été invité à rédiger textes de plaquette et refondre site web, PointBreak est entré au cœur du réacteur d’un festival multiple et ingénieux. Chroniques live et interviews prises sur le vif d’une musique lovée dans les bruissements du monde.

textes : guillaume malvoisin
photos © Charline Ventura – DBEH
/ 24-26 janvier 2025

Tulle 2025 Sarab

chroniques

zar electrik / sarab

[na] / eric truffaz

dakhabrakha

interview : sarab

vendredi 24

Tulle 2025, Sarab
Tulle 2025, Sarab

« Bois du vin car tu dormiras longtemps sous l’argile », Omar Khayyâm courtisait ainsi l’intelligence dans la Perse orthodoxe du XIe siècle. « Écoute du rock », ajouterait-il aujourd’hui, parions-le de bonne foi. « Écoute du rock et lève le poing, soyons vivant maintenant, l’argile peut attendre encore peu », corrigerait à n’en pas douter Sarāb. Deuxième soirée à tracer du bleu en hiver dans la préfecture de Corrèze. Le bleu profond du soir, a des reflets de pourpre et de noir corbeau. Couleurs nécessaires pour éclairer ce set du sextet orientalo-européen, initié et mené par Climène Zarkan et Baptiste Ferrandis. Combo militant, politique et poétique, dans ses dynamiques et sa volonté frontale, Sarāb est un groupe à la mode du jour. Instrumentalement maîtrisé, mature philosophiquement. Actuel donc divers.
Divers comme les bleus du festival de jazz hivernal de Tulle, divers comme les longues phases ascendantes de Zar Electrik, chargée d’ouvrir la soirée. Assemblée au Magic Mirror, petit bastringue pour accueillir avec joie du jazz qui n’en est plus vraiment, monté place Gambetta. Pas mal comme tutelle, ce fils d’immigré, républicain convaicu. Convaincante et en mouvement, elle aussi, la musique électrique de Zar, où le Oud volute à loisir sur fond de kora branchée sur secteur et de machines électro très inspirées. Boom boom yallah. C’est très bon.
Très bon et encore ailleurs que les milles londoniens français et miniatures, Sarāb est bâtit pour durer, dans une forme de réinvention inépuisable. Londres n’est pas très loin, certes mais reste dotée ici d’un supplément d’âme. D’une torpeur intime et chaleureuse. En parfaits gônes du Chaabi, Climène Zarkan et Baptiste Ferrandis font feu de toutes leurs influences. Franco-Syriennes pour la chanteuse, européennes et au-delà pour le guitariste. En résulte une musique faite de mirages (sarāb, en langue arabe) et d’urgences. De plaisirs, aussi. Démonstration faite avec la fosse du chapiteau tullois, prise dans les torsions et les élans, en cinq minutes à peine. Magic Mirror plein comme un œuf d’autruche, assemblée suspendue à la musique et aux revendications du gang en action. Ça fore des trous dans le militantisme, ça saute des barrières côté musique. Electro, bien entendu, mais aussi pop naïve, berceuses « pour ne pas aller dormir », sensualité rugueuse, à cran. Le tout doublé ici d’un poème palestinien, là d’une mélopée enjôleuse ou d’un maquâm brillant. C’est une utopie très concrète qui se joue. Structurée avec des formes complexes et posée, insoumise et ronde, sur la basse parfaite de Timothée Robert, dont on avait remarqué le très malin Quarks (2021). Le reste s’envole à loisir et à l’envi, vissé à la sensation et à l’instinct. Ça casse du rock à la pelle, ça piste du dancefloor gnawatomique, ça carbure aux solos saxés free. Bordel mathématique autant que savant mélange, la musique de Sarāb est irréductible à ce qu’on en comprend. Rien de joli, encore moins de poli. Ça vous prend par l’épaule pour vous dire les tyrans et les horreurs du monde, et un peu l’espoir aussi. Jouer ça place Gambetta, historiquement, ça a un peu de gueule, quand même.

samedi 25

Tulle 2025, Sarab
Tulle 2025, Sarab

On a beau connaître un groupe par le cœur, un lieu de concert peut, à lui seul, en révéler quelques nouvelles évidences. Deux des trois larrons de [Na] grenouillent dans les pages de PointBreak, le trio fait ainsi partie de la famille. Mais l’intuition de son rapport lynchéen à la musique n’était pas apparue avant cette date au Magic Mirror de Tulle, lancement avec le set à Jazzèbre l’avant-veille, d’une tournée JazzMigration. Magic Cabaret, le mirror du Bleu en Hiver. Lent et puissant, bondé une fois de plus, et bordé de tentures rouges et sombres. Cocon parfait pour assister aux ébats du trio avec les obédiences punk. Punk ? Moins dans le caractère que la façon de faire exploser son sujet même pour rejoindre les terrains fertiles d’un blues heavy, d’un jazz nourri au monde. [Na] ouvre ainsi le couvercle de sa propre boîte de Pandore, montre des mondes parallèles, livre ses angoisses intimes et politiques, frappe d’un talon hargneux l’effroi d’une petite foule venue tenter décoder les contours de cette musique pour danser un peu. Et ça prend. L’inquiétude qui survole ne plombe rien et le festival se fait un drôle de cinéma mouvant au contact d’Alsacos pas avares en reverb, encore moins en distorsion et en larsen. Persévérance est un des derniers tracks sorti par le trio. Une petite profession de foi, aussi, livrée à l’heure de l’apéritif. Petit cinoche de sombres plaisirs secrets, dévoilé avant les grandes coutures filmiques d’un Eric Truffaz, venu hanter le théâtre de Tulle, pour la soirée.
La Strada en ouverture, et la nostalgie égrenée au Rhodes pose le débat. Ça veut dire quoi rejouer une fois de plus des musiques de films, sans image, hors cadre et sans les arrangements parfaits qui ont assuré leur longévité. Ça veut dire quoi de se faire valoir avec ces morceaux d’imaginaire collectif, un soir de janvier dans une salle de scène nationale ? Pas mal de choses, en réalité, je pense. Notammant de la part d’un ex-exégète du groove à la française, devenu saint-patron du beau son. Enfin milesien, clair dans sa ligne, précis dans ses entournures, cinématique et contre-plongeant dans l’armoire à jazz : ascenseurs, échafaud, et polars-jonctions de malfrats et de suspens. Truffaz, de fait, aplanit les différences qui séparent ses inspirateurs. Les envolées angoissées et ricanantes de Michel Magne, Fantomas, ou le lyrisme solaire et populaire de Nino Rota. Le tout est mâtiné d’une syncope déférente, tourné généreusement. Que ce soit sur Gerbier, chez Morricone, sur un Cycle by Cycle repris du disque Lune Rouge (2019) ou sur L’Envol, nouveau track au lyrisme vrilleur. Looooongue reverb, et confiance déléguée par le locataire de la Blue Note à la génération précédente. Backing band tout terrain de Rollin’ et de Clap, en vacances nécessaire d’innovations, porté au plus juste du son du leader, et de l’imaginaire universel en action au Théâtre de Tulle. Truffaz le longiligne, tout juste en équilibre sur le nez de scène, tutoyant du pavillon l’admiration sans faille d’une salle pleine. À ses côtés, plaisir non-feint de retrouver la classe d’un Mathis Pascaud terreur d’élégance, aperçu cet automne à Nevers, aux côtés de Marion Rampal, et en compagnie de Raphaël Chassin, driveur en chauffe ici même. Plaisir d’entendre le vieux complice éternel, Marcello Guiliani, enroulé sur sa basse, près de son ampli, en face des voicings aux claviers de Matthieu Llodra, dévorant chaque note jouée très détachée. Parmi cela, bonheur des retrouvailles, ou resucée de mystères en chromo technicolor, Truffaz avance doucement, plus spectral que jamais. Au même âge, Miles avait l’allure d’une vieille femme acariâtre et vaudou, le Franco-suisse a la silhouette d’un Hamlet, rassemblant ses conseils, sans discours. Laconique. En ces temps en panne de récits communs, remuer l’imaginaire collectif n’est pas vraiment une mauvaise chose. Surtout si cela envahit le champs des cadrages et de la pensée-monde. Aucune image en scène, mais sans doute pas mal de souvenirs en salle, des émotions, des sensations, des pensées vagabondes, un ailleurs de récit, forcément fantastique. Et Truffaz, sur la simplicité pleine d’échos de son instrument, de rejoindre la brigade des passeurs de mémoires.

eric truffaz
Tulle 2025, Sarab

dimanche 26

eric truffaz
Tulle 2025, Sarab

« Bonsoir, nous sommes DakhaBrakha, d’Ukraine libre ». Tournée anniversaire 20 years or more. De quoi couvrir les années tragiques, les plus récentes, mais aussi l’histoire d’un peuple avec ses remous et ses accointances musicales hors de ses frontières. Frontière, le mot n’est pas léger ici, puisqu’en ce moment-même des armées jouent, contre l’invasion russe de février 2022, une sale partie de saute-mouton par-dessus les lignes de démarcation. Biélorussie complice, Donetsk et Dombas presqu’à genoux. DakhaBrakha est debout. Même jouant toustes assis.es, les quatre artistes d’Ukraine sont debouts. Ne serait-ce que pour celleux qui sont tombés, là-bas. Debouts depuis plus de 20 ans, alerte comme un groupe en état d’urgence. À noter, le combo ukrainien préexiste aux velléités colonisatrices de Vladimir Poutine, mais aujourd’hui le message d’universalisme qu’il porte en sons et en images n’en est que décuplé. Foncièrement de culture russe, l’Ukraine ? Définitivement non. Mais issus furieusement des terres de mélanges : blues primitif, scansions tribales, ethno-techno, fantasmagories lentes, musique de chambre rugueuse, polyphonies en friction et rythmiques populaires. De ces rythmiques qui vous laissent difficilement assis sur un fauteuil de salle. Dans ce fracas sonore inventif, l’œil est conquis. Par une scénographie au cordeau. Lightshow aussi percutant que discret, large vidéo abritant une flopée d’illustrateurices pour embarquer les esprits et les laisser se retourner. Face aux histoires de maris impossibles à trouver, de mensonges qui blessent pour longtemps, de chants des hautes plaines, de tragédies maritales des Carpates, de plaintes sans parole et du miracle qui ramènerait sans politesse Poutine dans ses murs. Pour cela, DakhaBrakha joue de l’hypnose, de l’orient, du terreux et de la ferveur en pagaille. Organisée, puissante et fédératrice. Dans un mix expé, personnel et libre. Jusqu’à la rencontre avec l’image filmée de soldat·es et de manifestant·es en lutte, libres d’apparaître sur l’écran pour défier la fiction et libres de vous ramener au goût du jour, amer et métallique. Liberte, liberté, dernier rempart à défendre, avec l’accordéon en main et le mors aux dents.

interview : Sarab

propos recueillis par guillaume malvoisin,
le vendredi 24 janvier à Tulle / Du Bleu en Hiver

Sarab, en langue arabe, c’est le mirage. Depuis 2018, c’est un mirage qui commence à durer, non ?

Climène Zarkan : Oui. Mais c’est bien de garder à l’esprit que rien n’est acquis. Si chaque année de très belles choses étonnantes arrivent, rien n’est fait.
Baptiste Ferrandis : On n’est pas très surpris non plus par cette longévité, parce qu’on a beaucoup travaillé pour y arriver. On a surtout l’impression d’avoir été au bon endroit, au bon moment, et, un jour cette page se tournera sans doute, c’est ainsi.

Comment passe-t-on du duo guitare/voix originel à un gang de folklore dancefloor ?

BF : On a travaillé sur la base du répertoire d’enfance de Climène. Comme je n’y connaissais pas grand chose, j’ai commencé par y plaquer quelques accords. Très vite est venue l’idée d’en avoir plus, qu’il nous fallait une batterie et une basse.

Il vous manquait quoi ?

CZ : Des sons, des couleurs.
BF : De l’intensité.

De quoi est fait le son Sarāb ?

CZ : C’est complexe, car on ne limite jamais trop nos envies. Ça me va de ne pas nous définir.
BF : c’est assez protéiforme, selon le moment dans lequel on travaille. On entame une période plutôt rock, en essayant de rester en cohérence avec la musique des anciens d’orient. On étudie les maquâms, comment évoluent leurs lignes mélodiques. Pour le son, je crois qu’on est proche d’un truc à l’anglaise, en ce moment.

Une des portes d’entrée dans votre musique, c’est précisément la mélodie.

CZ : Pour moi, c’est très important. Notamment quand on joue dans un pays qui ne parle la langue que je chante. Dans la pratique des instruments orientaux, il y a quelque chose qui chante, que ce soit le Oud, le saz, le ney ou le qanun. Ce sont presque des instruments qui pleurent quand on les joue. Baptiste a beaucoup travaillé ça dans ses morceaux.
BF : Toi, tu es en mode on/off avec la mélodie. Si elle ne prend pas, c’est mort. Moi, j’essaie de prendre un maximum de cours pour étudier toutes les nuances, créées grâce aux différentes gammes. C’est étourdissant.

C’était quoi la musique pour vous avant Sarāb ?

BF : Django et du rock, comme System Of A Dawn.
CZ : Beaucoup de musique traditionnelle chantée, de la pop et System, aussi

Jazz ou pas jazz ?

CZ (rires)
BF : De ouf !… Mais pas nous.

Sarāb, c’est une musique physique, très dense. Jamais peur d’accumuler trop d’éléments ?

CZ : Je crois qu’on a su prendre le temps. On travaille sans cesse et plusieurs fois les morceaux pour qu’ils soient justes, pour qu’ils soient reçus du public comme on en a envie. C’est dense, intense, et nos premiers concerts, c’était quand mêmele zbeul.
BF : Et maintenant, surtout, on a un ingénieur du son. Ça change beaucoup.

Quel est votre lien au mot ? Ce serait quoi la force poétique d’un gang comme Sarab ?

CZ : Notre premier disque était fait de chansons traditionnelles, donc le mot était là, sans qu’on ait de questions à se poser. Le deuxième a été l’occasion d’écrire, et de choisir des texte de poètesses. Ça parle de ce qu’on traverse, de comment on voit le monde, de ce qu’on peut dire de cela, aujourd’hui, de l’amour, de la liberté, des injustices. On a un rapport au monde authentique mais différent entre nous. Baptiste écrit bien autrement que ce que je suis capable de faire, c’est plus poétique, plus imagé. Je ne suis pas certaine d’être une grande plume, mais j’ai des choses à dire.

On rejoint avec le mot, votre double appartenance, orientale et européenne. Comment chaque écriture se combine avec la musique des autres ?

BF : Je crois qu’on est tous tellement imprégnés de la musique, que cette question ne se pose pas. Par exemple, quand je compose un morceau, je peux passer quatre jours à travailler des motifs turcs sur des mots d’Apollinaire, tellement que les choses se mettent en place naturellement.

On note des featurings de Wassim Hallal, d’Alain Damasio. On revient à cette idée du poétique qui est aussi politique.

CZ : Depuis le deuxième album, j’en ai besoin, besoin de parler de la Syrie, d’écologie. Je ne m’imagine pas être dans un groupe sans cette position. Je suis femme et arabe. Ma vie est donc politisée depuis que je suis gamine. Quand tu prends en compte ce que tu as subie comme racisme et machisme depuis l’enfance, et que tu as un micro entre les mains, tu l’utilises pour sensibiliser, pour partager.
BF : Dans le monde qui est le nôtre désormais, on n’a plus vraiment le choix.

Avec un tel mélange des traditions, comment éviter les pièges actuels des  musiques du monde quand on vous présente ?

BF : Je pense que les gens savent qu’on est du côté des méchants. On prend moins cher que les artistes antillais ou issus des Caraïbes, par exemple.
CZ : On nous a quand même collé des trucs comme ‘parfums d’orient’… C’est souvent très ethno-centrée, la façon de programmer. Cependant, comme on commence à être programmer dans le milieu des musiques actuelles, on commence à quitter ce terrain-là.
BF : c’est complexe, oui, parce que c’est soit du cynisme, mais plus souvent une forme de naïveté de bonne foi. Ce qui peut être tout aussi violent.   

Vous êtes vraiment des méchants ?

BF : Oh.. On ne fait pas trop groover ensoleillé, on reste un peu sous la pluie…

C’est quoi un concert de Sarāb éussi ?

CZ (rires) : Comme dirait Baptiste, c’est quand on fait pas du ‘petit Sarāb’… C’est quand on emmène les gens avec nous, quand ils sont debouts quand on hurle « free Palestine ! »
BF : J’ai vraiment l’image de racines qui s’entremêlent. Si on reste hors-sol, ça va pas. S’il y a du commun, si tu prend un truc en partant et que tu laisses quelque chose, alors c’est réussi.

Depuis peu, tu es retourné t’installer en Guadeloupe, après avoir longtemps vécu à Paris. Comment fais-tu pour tisser ce lien avec la tradition et la terre de Guadeloupe, et l’environnement contemporain parisien ?

Je n’ai pas seulement vécu dans la capitale, j’ai aussi vécu à Toulouse et un peu à Bruxelles. Je n’ai jamais coupé le lien avec la Guadeloupe. Je faisais toujours attention à être présent là-bas, pour saisir l’évolution de la tradition. C’est drôle car ces deux mots pourraient paraître contradictoires, évolution et tradition, mais les traditions évoluent bel et bien. Ce qui m’importe, c’est de voir comment la tradition évolue dans son environnement naturel. C’est pour cela que j’ai toujours essayé de ne pas couper avec le fondal. C’est un mot créole pour désigner les racines et ce qui est au plus proche. Quand tu évolues à l’extérieur, comme avec la diaspora parisienne, l’idée c’est de confronter tout ça avec un autre chose, qui correspond à l’environnement — le fait qu’il fasse froid ou le fait de rencontrer des gens du monde entier. Ça, ça va te faire créer différemment. Il faut toujours rester entre les deux : être proche du fondal ; et voir ce que ça peut donner quand on rencontre d’autres fondal.
Comme en Martinique et Guadeloupe, c’est du métissage. On ne le voit pas au prime abord, mais on est né de rencontres, entre plusieurs pays africains, plus l’Occident, plus celles et ceux qui étaient déjà sur place. C’est ce qui fait que ce sont des musiques qui sont prêtes ou préposées à recevoir, à se transformer et pour moi, c’est sur les évolutions que ça donne qu’il faut faire attention. Attention à ne pas perdre l’essence même car c’est elle qui nous permet d’être, et surtout d’être équilibré.

C’est un point que tu as beaucoup développé, cette idée de l’essence, dans la série sur le gwo ka commandée à Jeanne Lacaille par le festival Sons d’hiver. ça me donne envie de tisser un lien avec ExpéKa et les mélanges entre rap, groove et gwo ka au sein du groupe. Il y a aussi l’héritage politique. Ces croisements sont une manière de préserver son essence tout en la mêlant à autre chose ?

Même si suis un passionné de gwo ka, je n’ai pas envie de résumer mon discours à ça. Toutes les musiques traditionnelles possèdent cela en elles : elles ont été là pour parler de choses extrêmement légères, comme de choses extrêmement graves, comme de choses pour lutter. Le Gwo ka, c’est exactement ça.
Tu peux choisir cette musique pour raconter uniquement des trucs de joie ou grivois, ça existe aussi dans la tradition. Le gwo ka se compose de sept rythmes, dont certains sont faits pour les moments d’allégresse ou pour le carnaval.
Mais tu peux aussi faire le choix d’utiliser le gwo ka comme un vecteur de militantisme. ExpéKa, on se trouve dans ce cadre-là. On s’est dit qu’on allait se servir de nos métissages respectifs et du gwo ka pour raconter ce qui ne va pas. Le rap est déjà une musique pour dénoncer donc, même dans une musique dite récente, on retrouve quelque chose qui est naturellement proche du gwo ka. Ce sont finalement deux mondes assez semblables.

Dans le gwo ka, il y a un chanteur ou une chanteuse lead, et toi, au tambour, qui va changer les rythmes en fonction de lui. Dans un projet comme celui de Sélène Saint-Aimé, est-ce que tu gardes ce lien étroit avec le chant ou est-ce que le gwo ka est plutôt est une palette d’outils à ta disposition ?

Dans la tradition, c’est le chanteur qui commence. Comme dans une jam, tu sais déjà quel rythme ça va être — et si tu l’ignores, il te le dira. Donc, le chanteur commence, il va y avoir le rythme joué par deux tambours et le marqueur qui fait les solos. Tu as aussi la danse, et c’est elle qui lead le soliste, et non l’inverse. Pour transposer à Sélène, ça marche un peu de la même manière. Paradoxalement, elle a des idées très claires tout en te laissant une liberté avec son matériel imposé (il rit) Ça nous permet de proposer énormément de choses, et d’avoir des concerts différents tous les jours. On peut faire l’analogie avec le chanteur qui dirait : « Voilà le chant, voilà ce que j’ai envie de raconter, voilà ce que j’ai envie de jouer comme rythme », et un fois qu’on est rentrés à l’intérieur, c’est là qu’arrive l’improvisation. Finalement avec Sélène, c’est presque de l’improvisation commune tout le temps, où l’on peut faire le chemin et que tout reste solide.

Dans la série de Jeanne Lacaille, il y a beaucoup d’éléments qui montrent que le gwo ka est devenu légitime et s’est institutionnalisé. Comment expliquer ce phénomène selon toi ?

Pour moi, c’est la suite logique d’une grande histoire. A notre arrivée dans les Antilles, il y a d’abord eu l’esclavage, et une volonté d’assimilation de la part de l’esclavagiste. Qui dit assimilation, dit rejet de tout ce qui est à toi — plutôt, on te convainc que tout ce qui est à toi est mauvais. Le gwo ka et les musiques traditionnelles sont puissantes car elles ont résisté à cela. C’est donc incroyable d’avoir quelque chose qui a survécu et qui te permet de t’exprimer, de la tristesse à la joie.
Dans l’histoire de l’humanité et de nos peuples, on en est aujourd’hui à une étape où il y a une reconnaissance qui va au-delà de ceux qui ont milité. Dans la musique urbaine aux Antilles, tu retrouves le tambour. Sans s’en rendre compte, ils utilisent des choses qui viennent du Ka. On est déjà dans une autre dimension d’acceptation, car elle n’est même plus consciente, elle est juste là. Demain, ce sera autre chose, peut-être que 100% de la population possèdera un tambour chez lui et que cette musique sera comme le reggae ou la salsa à l’extérieur.

Tu parles beaucoup d’héritage, des aînés et des grands maîtres pour le gwo ka. Comment tu t’inscris dans cette longue histoire ?

Quand je parle des grands maîtres et de leurs héritiers, je leur voue quelque chose comme ça (il mime un salut et rit). En 2024, ma position est facile. Le gros du combat, ce n’est pas nous qui l’avons mené. Je parle du moment où c’était interdit, où tu prenais des coups et qu’il fallait faire en sorte que ça existe toujours. Ceux qui te racontent qu’ils fuguaient pour aller jouer, quand c’était interdit par l’Eglise, par l’Etat et que, lorsque tu le faisais quand même, tu te retrouvais en prison…
C’est pour ça que j’ai un respect profond pour les ancêtres, des grands tontons qui sont encore là jusqu’à ceux qui sont partis il y a 10 ou 20 ans. C’est grâce à cette lutte que j’ai un tambour à Nevers, que je fais de la musique et que ça coule de source que l’on m’appelle pour en jouer. Je vis avec et de mon tambour, mais je suis conscient que c’est grâce à la lutte que nos générations et celles à venir avons quelque chose de fort, de riche et de relativement éloigné des douleurs. Que l’on peut jouer dans des belles salles, être diffusé à la radio. Et qui nous fait voyager pour faire perdurer cette belle chose.

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