Super Jaimie
Jaimie Branch truste les dernières nouvelles du jazz. Pas vraiment un perdreau de trois semaines pour autant, même si la France a découvert depuis 3 ans seulement, son Free Jazz à forte teneur en THC hip-punk. Son groupe Fly Or Die exposait les plans d’un premier album à Belfort en novembre 2018, tout en fomentant ceux d’une deuxième galette qui vient de sortir, en octobre dernier. PointBreak traînait, lui aussi, au festival Be Bop Or Be Dead.
— Jaimie Branch avec le Fly Or Die, Jazzdor à Strasbourg novembre 19 © Mathieu Bouillod
Ton premier souvenir lié à la liberté d’improviser ?
Ça devrait remonter à l’âge de 11 ou 12 ans en classe de jazz à la Junior High School. J’ai dû me lever pour un prendre un solo, face au public et devant le reste des musiciens. Il y a une forme d’énergie électrique, immédiate. Un truc que je n’avais encore jamais ressenti dans mon propre corps.
La trompette, ton premier choix d’instru ?
J’ai commencé par le piano. À 9 ans, je devais me mettre à la contrebasse mais ma famille a déménagé de New York à Chicago. Là-bas, l’école n’avait pas d’orchestre, juste un Band, sans corde. Ma mère aurait aimé que j’apprenne le hautbois, mon professeur le cor et moi la batterie. Ce qui n’était pas autorisé, alors j’ai choisi le sax et la trompette.
Tu aimais la basse et tu n’as pas choisi le trombone ?
Ha ha ha, non ! Jamais eu envie de jouer du trombone… [rires] Regarde-moi. Je suis petite aujourd’hui, alors imagine à 9 ans ! Ce truc avec la basse, c’est aussi que les bassistes jouent dans les orchestres et les bands. Ils doublent leurs gigs ! J’avais sans doute déjà eu cette intuition…
C’est quoi l’ambiance du jazz à Chicago ?
Cette ville a toujours été une ville de musiciens, avec des gens occupés à faire de leur mieux. Les musiciens sont toujours venus y vivre pour jouer. Ça continue.
Les scènes hip hop et jazz sont-elles connectées là-bas ?
Ici, c’est encore assez rare.
Oui, tout à fait. Avec un type comme Makaya McCraven par exemple et les ponts comme ceux que font des labels comme International Anthem, label de jazz, et Don Giovanni, plus versé dans la culture hip hop.
Justement, ta rencontre avec International Anthem ?
En 2016, j’avais un quartet avec Chad Taylor et Jason Ajemian. Les gens du label m’ont entendu à New York et m’ont rappelée un peu plus tard :
« Je crois qu’on a une idée qui va changer nos vies.
— Ok. »
Il y a eu beaucoup de sessions live pour former ton projet Fly Or Die.
L’idée, c’était de jouer avant de penser le projet ?
La structure des morceaux préexistait à ces sessions. Tous les thèmes étaient déjà écrits, sauf peut-être Leaves Of Glass que j’ai écrit ensuite comme addendum à trois trompettes. Mais l’enregistrement avec ce line-up ne cadrait pas avec le reste des prises de son de l’album. On l’a refait plus tard.
Sur les thèmes du premier album de Fly Or Die, il n’y a aucun titre.
On a Theme I, Theme II et même Theme Nothing.
Celui-là était le Theme IV. Le III est devenu Waltzer.
C’est volontaire cette absence de titrage ?
Oui et non. Je les trouve importants, mais je m’en moque un peu, aussi. Les titres ne font pas de musique.
Oui, mais parfois un de tes titres donne une image précise comme
Leaves Of Glass, justement. Il y a une sorte de paradoxe…
La vie est ainsi faite.
Autre paradoxe. Ta musique est très précise dans son écriture, elle porte beaucoup de lumière mais aussi pas mal d’urgence. Elle sonne même un peu hargneuse.
Ah oui ? [un temps] Oh, cela doit forcément aussi un peu venir des musiciens de ce groupe.
C’est difficile de concilier ces deux aspects ?
J’essaie de rester proche d’une musique aussi simple et accessible que possible. J’écris, bien sûr, pour que certaines choses se produisent, mais pas tant que ça. Je ne veux pas de Chad Taylor dans mon groupe s’il n’est pas libre de jouer comme Chad Taylor. Et il n’y a que lui qui sache le faire. Je ne peux pas écrire cela.
On sent aussi des influences punk, hip hop.
Kid, j’étais une punk rockeuse. Ça m’a permis de jouer beaucoup, de produire énormément de musique, de son. Tous ces liens que la jeunesse entretient avec la musique : l’adrénaline, l’énergie, la danse, les bagarres… J’aimerais bien les voir surgir dans la musique que je fais maintenant. Bien entendu, je ne veux pas refaire du punk rock mais je crois que son énergie est adaptable au jazz.
Tes principales influences hip hop ?
Les trucs old school comme Run DMC, LL Cool J, KRS-One, J Dilla ou la Tribe. Aujourd’hui, j’irai naturellement vers ce que fait Kendrick Lamar.
Tu pourrais enregistrer avec lui ?
Oh ! C’est une offre ?! [rires] Tu sais qu’on a la même date d’anniversaire ? À quelques années près.
Tu es trompettiste. Il a encore une forte influence, Miles Davis ?
Il y a des grandes figures pour un trompettiste comme Bix Beiderdecke, par exemple. Mais Miles… Il a mis tellement de toutes les musiques dans la sienne qu’il est forcément une influence.
Le jazz est un mot ancien. Comment pourrait-on le définir aujourd’hui ?
Par exemple, toi, tu as l’impression de jouer du jazz ?
Tu l’as dit, c’est une histoire d’étiquette, un truc qui veut séparer les registres. Après, ça reste la musique sur laquelle j’ai passé pas mal de temps. Il y a beaucoup de jazz dans ce groupe mais est-ce que, pour autant, c’est un groupe de jazz ? Je n’en sais rien. On dit que le jazz est une musique pour les vieux, mais c’est une vieille réflexion, ça. Le jazz est surtout une histoire d’énergie, de rébellion et de ne jamais rester en place. Elle se joue au moment où on la joue.
On connait des slogans comme Shoot Or Die, Ride Till You Die mais pas encore très bien Fly Or Die. C’est un concept étrange.
Oui, c’est un truc proche des slogans de motards. S’il y a une route où tu voles et un chemin où tu meures, une route où tu t’approches de la vie et l’autre où tu descends à ta propre mort, tu choisis quoi ?
Il y a une idée de vitesse derrière cela. Ta musique aime la vitesse, non ?
Encore un truc avec l’adrénaline, avec l’obligation de devoir vivre au présent. Je ne suis pas quelqu’un de super zen. La scène est presque mon seul terrain de jeu.
Comment tu considères qu’une note compte quand tu la joues ?
Je l’écoute. Parfois, j’oublie et je me plante.
On parle de la part politique de ta musique ?
On n’est pas un groupe ouvertement politique, mais vraiment peu d’entre nous sont super contents de celui qui dirige la maison.
On t’a vu danser, hier, pendant le concert de James Brandon Lewis. Tu ne trouves pas qu’en France on danse trop peu devant les concerts de jazz ?
Pas seulement en France. Il n’y a pas assez de gens qui dansent devant un concert de jazz. Point final. Steve Lacy m’a dit un jour : « La musique n’est que de la danse. De tes gammes jusqu’à tes solos. » Rien d’autre à piger là-dessus à part la danse. Quand tu danses face à des musiciens, tes inhibitions disparaissent, une énergie nouvelle apparaît et des voies s’ouvrent alors. Il faut accepter ce qui vient à toi.
Ce soir, tu es invitée à jouer dans un festival appelé Be Bop Or Be Dead,
tu choisis quoi ?
J’imagine que je préfère le Be Bop… Tu sais quoi ? Je serais même le Bop de Be Bop.
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propos recueillis par Guillaume Malvoisin au festival Be Bop Or Be Dead (Belfort)
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— Teaser de Fly Or Die I (2017)
— Teaser de Fly Or Die II: Birds Dogs Of Paradise (2019)
— Fly Or Die I (International Anthem, 2017)
— chronique Fly Or Die II: Bird Dogs Of Paradise (International Anthem, 2019)
— avec le UnRuly Quintet de James Brandon Lewis (Hart Bar de Brooklyn, mai 19)
— Jaimie Branch Trio – at First St. Green / Arts for Art – 29 sept 2019
— portrait de Jaimie Branch paru dans les colonnes du magazine Novo #57.
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C’est par ici.