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En marge de son concert dijonnais du 17 novembre, nous avons retrouvé la contrebassiste et poétesse. Avec elle, on évoque sa double identité, antillaise et française, et sa musique issue du triangle NOLA-Caraïbes-Afrique.
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En quelques années, tu as enchaîné une série de résidences. D’abord en étant liée à la Scène nationale de Martinique, Tropiques Atrium ; puis à la Nouvelle-Orléans à la Villa Albertine, où tu as extirpé un projet musical sur les cultures caribéennes et créoles. Est-ce que tu vois un grand continuum au sein de l’espace des Caraïbes ?
Tout à fait. En fait, mon cercle de travail se situe autour du monde créole, des langues créoles. C’est fondamentalement presque la même langue et donc, par prolongement, des influences qui se ressemblent très fortement. C’est une même histoire avec des points de vue différents.
Nicolas Lossen, le guitariste martiniquais, disait que ce que l’on avait appelé blues aux Etats-Unis, correspondait au gwo ka ou bèlè en Guadeloupe et en Martinique. Il avait fait un peu la même analogie entre la biguine et le jazz à la Nouvelle-Orléans. Cela fait aussi partie de cette grande histoire créole ?
Pour moi, toute forme traditionnelle existe dans des lieux où il y a une diaspora africaine. Cette diaspora fait en sorte que des gens se mettent ensemble et font de la musique. Cela crée une identité, propre à un certain lieu. Comme le dit Nicolas, il y a du bèlè en Martinique, du gwo ka en Guadeloupe ; à la Nouvelle-Orléans du second line, ou l’évolution de ce que l’on pourrait appeler le jazz et les musiques improvisées. Pour moi, il y a certes une continuité, mais il y a surtout cette diaspora qui propose des sons différents. Quand on écoute la biguine martiniquaise et le son de la Nouvelle-Orléans des années vingt, c’est plus ou moins la même chose. Parce qu’il y a eu aussi des échanges et des musiciens qui ont bougé de part et d’autres. Ce sont des sons qui ont muté, et qui sont devenus ce qu’ils sont aujourd’hui.
Tu as également été au Sénégal.
J’en reviens, j’y étais en mai, et là, c’était une autre aventure. J’étais partie étudier les liens d’amitié entre Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, et toujours ce lien entre l’Afrique, la Martinique et les Antilles.
Paul Gilroy dans L’Atlantique Noire (Black Atlantic), parle du lien et du réseau entre la Louisiane, Les Caraïbes, et l’Afrique, avec la musique en tant que dénominateur commun… Est-ce que tu inscris tes projets dans une telle histoire ?
Oui, mais de manière assez spontanée. Notre identité détermine en réalité ce que l’on a envie de faire, et ce que l’on a dans la tête. Moi, je pense que c’est venu tout seul. J’ai grandi en France, je suis née en France, mais mes origines m’ont toujours interpellée. Quel est l’héritage de nous autres, Antillais, né·es en France ? De jeunes musicien.nes qui sont bercé·es par la musique des Antilles mais qui l’écoutent depuis la France ? Et finalement, qu’est-ce qui se passe quand on y va et quand on creuse ? Il y a beaucoup d’angles de vue différents, car l’histoire a fait que nombre d’Antillais se sont retrouvés en France, ou de Sénégalais en Martinique…
Sur Indigo Bay, où tu mélanges du français et… Du Swahili ? Du Créole ?
Sur Indigo Bay, c’est moi qui improvise. Dans ma langue spirituelle (elle rit).
Alors, quand tu manies plusieurs langues, est-ce que ça peut être une autre réponse à cette dialectique, entre tes racines et ton identité de maintenant ?
À l’époque, sur Indigo Bay, j’utilisais cette forme de chant inventée, car j’avais besoin de dire des choses sans nécessairement y poser des mots. En entendant Indigo Bay, tu pouvais penser à ce que tu voulais, à ce que le morceau te faisait ressentir. En grandissant, j’ai une idée un peu plus formelle de ce que j’ai voulu dire, des mots que je veux transmettre. Maintenant, mon intérêt et mes recherches autour du Créole font que j’ai intégré davantage les paroles dans ma musique, avec du sens et avec des mots.
Est-ce que ça explique aussi pourquoi tu es en trio aujourd’hui ? Ta voix prend forcément de l’ampleur dans une plus petite formation.
Pour moi, l’instrumentation n’a pas tellement de poids sur la musique, c’est plutôt l’orchestration. La forme du trio, c’est aussi une contrainte économique pour la tournée. Ça m’a permis d’essayer, et de voir que ça fonctionnait bien. Pour moi, le centre, le cœur même de la musique, c’est la contrebasse et le chant. Ce qu’il y a au dessus ou en dessous, c’est complémentaire, sans que ça ne détermine la musique.
Il y a une véritable symbiose entre ta contrebasse et ta voix. Est-ce que tu dissocies la basse et la voix, ou est-ce qu’elles fonctionnent en tandem ?
C’est un tandem indissociable. Je dis ça en la regardant (elle rit). C’est comme ça que j’ai appris la musique : en chantant et en jouant dans le même temps. Ce qui m’intéressait, c’était le contrepoint. La contrebasse qui joue la basse du contrepoint, et la voix qui joue la voix du dessus. Ainsi, imaginer que ce sont deux lignes indépendantes qui, lorsqu’elles sont ensemble, sont complémentaires et forment une harmonie, est quelque chose de logique. La basse est tout en bas, la voix est tout en haut, et entre tout ça, je remplis et j’orchestre d’une certaine manière, avec les instruments à ma disposition.
Lors des rencontres AJC de 2021, on avait utilisé le terme de jazz ultramarin pour désigner le jazz des Dom-Toms. Quelques fois, dans les programmations, on voit apparaître ce terme de jazz oriental. Est-ce que, dans ton cas, tu vas aller chercher une étiquette de ce type pour revendiquer cette différence, ou tu cherches à dépasser la manière globalisante dont on a de parler de ta musique ?
Ma musique est ce qu’elle est, en raison de ce que je suis, donc je n’ai pas trop d’avis sur la question… Je dirais qu’il y a des termes que l’on n’aime pas trop entendre quand on est musicien·ne et que l’on a des origines, ou que l’on vient d’une certaine zone. J’entends par-là « musiques épicées » ou « musiques ensoleillées ». On ne parle pas de soleil, on n’est pas là à danser, à chalouper tous ensemble… Pour moi, il y a des choses qui sont rédhibitoires.
Cela dit, je ne revendique pas spécialement autre chose. Franchement les étiquettes, les titres, les noms, ça n’a pas tellement d’importance. En fait, quand on approfondît un peu plus la question
« est-ce qu’on peut appeler jazz, le jazz ? », on n’en tire pas grand chose car le jazz représente tellement d’autres musiques.
Ce que j’aime bien, ce sont les anciens aux Etats-Unis qui parlent de « la musique de », comme la musique de Duke Ellington, de Charlie Parker, d’Art Taylor. En fonction de chaque personne, il y a une identité, un son, une envie de partager quelque chose qui est propre à cet individu. Le fait de mettre tout le monde dans le même sac, ça peut effacer, même partiellement, l’identité. Et je pense que, surtout aujourd’hui, au moment où il y a des problèmes de cohésion et d’unité, c’est important d’affirmer la rareté de l’être, le fait d’être unique. Dans un monde où on est un amalgame de plein de choses, il faut souligner que ce que fait untel, qui est antillais, n’a peut-être rien à voir avec ce que joue son compatriote.
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Lucas Le Texier
photos © Nicholas Derné
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