Sean amuse la Callery

En deux séries TV, Sean Callery invente un jazz parano et fait le point sur l’état de l’Amérique post-11 septembre. Revue des OST d’Homeland et de Jessica Jones, remplies de médocs, de menaces, de PLS, de sournoiseries et de badass de compèt’.

par | 30 Juin 2020 | VOST

Carrie Mathison écoute du jazz. Homeland © Showtime 2011/2020.

2’30 environ. Une petite fille au masque de lion, une imagerie en noir et blanc, un labyrinthe. Du sonore, de l’agitation, des double-expositions. Et au-dessus, à flotter comme flotterait une bannière déchirée sur champ de mines, une trompette. Heavy. Son métal rivé à un blues épais en mi bémol. On aura connu des hooks plus francs du collier pour lancer une série. Le Main Theme de Homeland reste très étrange, dans sa structure et dans son rythme. Très puissant, il flirte très vite avec le dark blues et en devient trouble. Pas de quoi se marrer franchement. Pourtant, son créateur, Sean Callery, semble toujours jouer un peu. Jouer à dérouter l’auditeur, à lui asséner une musique du désordre au fond du tympan. Faux jazz de nuit, faux thème de club, fausse litanie pour la fin du temps mais vrai appel à l’alarme.

Homeland, série redoutable de contre-espionnage, est lancée par Showtime dix ans après le 11 septembre 2001, avec toute la folie géopolitique de l’après. La série est irriguée par le terrorisme, la parano érigée en quasi-valeur nationale et la violence qui s’institutionnalise. La bande son y répond à sa façon. Au-delà du thème principal, soufflé à la perfection par Chris Tedesco, un maverick freelance de Los Angeles, Sean Callery s’amuse à distiller d’abord quelques interventions télévisées de quatre récents présidents des États-Unis (Reagan, Bush père, Clinton et Obama) puis quelques extraits de dialogues de l’épisode en cours ou des saisons précédentes. La trompette cuivre alors encore davantage sur ce besoin de rester éveiller face à un monde turbulent. Un monde dont les grilles de lectures deviennent très vite aussi complexes à décoder qu’une embauche de pizzaiolo dans une brasserie munichoise. Sans charger l’action annoncée et la menace rampante, Callery choisit, pour ce thème du générique, la voix du deuil. Humble, inquiet et douloureux. Le genre de tristesse qui vous pousse à rester tout à fait lucide face à un évènement violent et soudain. Dans le générique de Homeland, la trompette agit ainsi, un peu comme un cri de désolation. Et le jazz, ici, s’impose dans son pouvoir d’introspection mais reste précaire et joue avec le grain de l’image en jeu. 2’30, et Sean Callery invente le jazz parano.
Et l’amplitude est large pour le lui permettre. Au générique, la relecture du jazz et au reste de l’OST les références jazz plus carrées. Les scénaristes vont même jusqu’à choisir cette option presque incongrue, donc très intéressante : Carrie Mathison est une fan de jazz. Du Straight No Chaser de Thelonious Monk entendu dans l’épisode 10 de la première saison — épisode par ailleurs truffé de légendes Miles Davis, Chet Baker et Tomasz Stanko — jusqu’au final assuré par Kamasi Washington dans une version live in Russia de Truth. Ça ne s’invente pas. Truth, la vérité. Dans Homeland, au-delà de l’accompagnement d’intrigue policière auquel Hollywood l’a assigné, le jazz est un marqueur de vérité. De la vérité intérieure de Carrie Mathison, héroine paranoïde et bi-polaire d’une Amérique recroquevillée douloureusement sur soi. Jazz, musique de parias, indéfinissable, sans contours réguliers. C’est justement dans ce flou que la musique pilotée par Sean Callery agit. Et Carrie Mathison deviendrait presque un autoportrait mouvant, faussaire et magnifique. Pour ce dernier qualificatif, repassez-vous le générique, vous verrez. Pour le précédent, faussaire, faites de même. Puis écoutez d’autres tracks extraits de l’OST, signés Tomasz Stanko. Trista, par exemple, joué en quartet. Mais plus sûrement Terminal 7, gravé en quintet pour ECM (Dark Eyes, 2009). Le pavillon de la trompette de Stanko laisse imaginer combien Chris Tedesco et Sean Callery l’ont écouté. Combien de fois, ils ont poncé ce morceau pour réussir le ciselage de leur Main Theme de Homeland. Même intranquillité sous-jacente, même cuivre aérien et même besoin d’avancer malgré l’épaisseur. Or, Stanko est natif de Pologne et la mélancolie slave n’est pas la parano états-unienne. Stanko est passé par le free et l’avant-garde. Sean Callery, lui est passé par les piano-bars et les clubs pour payer ses études. À chacun son urgence. À chacun sa vérité.

— Straight No Chaser par Thelonious Monk (1967) / photo © D. Graham

— Truth par Kamasi Washington (2017)

Sean Callery au New England Conservatory de Boston.
ci-contre : Rachael Taylor est Trish Walker dans Jessica Jones ©Netflix

Cependant, le jazz convoqué par Callery dans ses B.O. n’en perd pas pour autant tout intérêt. Son utilisation est ultra maline, souvent humble et toujours très ludique. Dans sa façon quasi obsessionnelle de faire et refaire par exemple. Si le jazz se met un peu dans les marges des OST de 24h, de Nikita la Femme et de Bones, il revient à grands pas dans celle d’une autre série portée par d’autres femmes frappées de syndrôme post-traumatique. Jessica Jones et sa BFF, Trish Walker.

On quitte la scène mondiale et complexe pour avancer sur celle d’une ville de BD, un New York de Comic Book. Jessica Jones est une héroïne dessinée par Marvel. Et, dans la grande précaution qui entourait le projet, Callery n’a pu avoir accès qu’à peu de matériel avant de composer. Uniquement quelques photogrammes de la série sont mis à sa disposition. Là, encore, une autre parano est à l’œuvre. D’où le retour à ce bon vieux réflexe de cinéma, un film noir doit sonner jazz. Jessica Jones est une privée, plutôt dure et sévère de caractère. Son passé laisse entrevoir un drame personnel dont elle tire, cependant, humour et pouvoirs. On la voit sauter comme un chat dans la nuit, combattre lourdement au sol et faire pas mal d’autres choses inhabituelles. En écho au personnage, les lieux s’entourent, eux aussi, de mystère et de noirceur. L’ombre s’y débat avec l’énergie d’une ville qui dort rarement. La suite de notes égrenées au piano sur le début du générique tiennent la gageure de résumer cela. Souple, sournoise, complètement accrocheuse. Jazz de mélange. Instable, comme pour Carrie Mathison et Homeland. Melissa Rosenberg, créatrice de la série Jessica Jones pour Netflix, connaissait la musique de Homeland avant de joindre Callery. « Je ne savais rien du personnage. Les premières discussions ont porté sur la recherche d’une éventuelle partition de jazz. J’étais très intrigué. » Il s’agit alors d’établir un ton inquiet, étrange, qui tape allègrement dans les contreforts du jazz. On jouxte de nouveau les genres du film de détective et du film noir. Mais avec une différence notable. Le Main Title, lauréat d’un Emmy Award 2016, laisse exploser son jazz de fin de soirée sur de l’asphalte pulsatile, plein de grincements électriques. 1’30 de parano ultra précise, électrique qui éclabousse in fine. Sensuelle et teintée d’au-moins 53 nuances de gris.

© Netflix

S’allument alors, selon Callery, les partitions et les montages de Double Indemnity et du Faucon Maltais, mais également de Blade Runner, merveille de traitement sonore enchevêtré avec une bande son. On réécoute et on poursuit. Rafraîchir, mettre à jour, Callery appelle ceci une approche néo-noir. L’instrumentation reste minimale, pas plus de quatre ou cinq instruments. Souvent, vous n’entendrez rien de plus que la guitare, le piano, la basse, les cymbales ride et un peu de design sonore. Même quand l’action s’impose et s’enflamme, Callery cantonne sa partoche à une batterie et à quelques percussions d’appoint. « Nous voulions rester ancrés dans le monde réel, même lors d’une démonstration de l’extraordinaire. » C’est riche en impact, plein de tragédie et de menaces, et les sonorités sensuelles oscillent entre un passé bétonné et un avenir parfaitement assombri.

Les friends de Jessica Jones n’échappent pas à cette tention alors qu’ils s’enfoncent dans leurs propres fosses psychologiques. L’ex-bestie badass Trish Walker, notamment aveuglée par la découverte que la drogue de combat lui apporte autant de douleur que de nouveaux pouvoirs. Et la métamorphose de Trish Walker, paranoïde et hors-normes, vient culbuter le souvenir des phases hallucinées violentes de Carrie Mathison. Toutes deux confrontées au monde réel et à leurs délires. 19 ans après le 11 septembre, et même si les génériques de ces deux séries ne jouent plus avec leur inquiétudes sournoises, Carrie et Trish sont deux version d’une Amérique avance toujours au son d’une walking bass sous bêtabloquants. Le jazz de Sean Callery n’est pas prêt de trouver le repos, et, sans rire, le film noir promet encore de longues heures indociles à une musique qui l’est depuis toujours, noire.


Badneighbour

Les citations de Sean Callery sont extraites de l’interview données au Film Music Magazine

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