Lotus Flowers, c’est le titre donné au trio où tu joues avec Angelika Niescier et Bruno Angelini. C’est assez osé de travailler d’emblée avec une forme de naïveté, tant on a vu de variations, populaires ou spirituelles, autour de l’imagerie de la fleur de lotus.
Quand Bruno nous a invitées, Angelika et moi, il avait déjà pensé son programme. L’idée lui était venu au moment du décès de Wayne Shorter, un de ses musiciens favoris. Il venait de revoir un documentaire où Shorter ouvrait avec une description de la fleur de lotus flottant sur un marais trouble et boueux, peuplé de créatures dangereuses. Quand cette fleur s’ouvre, tout s’éclaircit dans le marais. Bruno y entendait une résonance politique avec le monde actuel, trouble et boueux, lui aussi. Il a donc composé des hommages à des personnalités qui, pour lui, sont comme ces fleurs de lotus, parvenant à assenir le monde, à propager des progrès culturels et sociaux.
Aux côtés de Wayne Shorter, on note Jane Addams, Nelson Mandela. Ce peut être intimidant ou piégeux. Qu’étaient pour vous ces références, des points de mire ou point de départ ?
La démarche de Bruno est humble, c’est simple et honnête. Chaque morceau nous a été présentés avec la personnalité et une histoire. C’étaient davantage des points de départ, partagés avec leur lien à l’imaginaire. Cependant, tout restait ouvert à notre expression. Chacune de nous deux avait la place de proposition, d’appropriation, pour ne pas normaliser nos représentations, mais leur trouver une cohérence musicale commune.
Comme souvent chez Bruno Angelini, ce groupe est sous-tendu par un fort lien à l’Amérique et à ses musiques. Par exemple, dans l’improvisation de vos deux saxophones, on peut entendre une forme de blues primitif, rauque et urgent.
Plus qu’une filiation à l’Amérique, même si j’ai, évidemment, longtemps écouté le jazz des USA, mon identité musicale tient à autre chose, je crois. À un rapport aux racines, à l’invocation, à un son un peu roots, sans doute aussi au côté spirituel. Et culturel, aussi. Mon père est né en Afrique, puis est venu en France. Son histoire est proche de celle de beaucoup d’Afro-descendant aux Etats-Unis. Alors, est-ce que c’est dans ma façon d’appréhender la musique, le spirit. Sans doute, quand je cherche plus loin que moi, quand je privilégie l’introspection, le dépassement de ma propre personne. L’improvisation est magique, en cela, en ce qu’elle permet d’inventer et de reconstruire tout ce qu’on désire, qu’on connait ou ce qui nous manque. C’est à cet endroit que je puise ma force et mon expression.
ci-dessus : extrait live Lotus Flowers trio au Comptoir de Fontenay
Lotus Flowers trio © Jérôme Prebois
L’improvisation te permettrait-elle aussi de re-lier ton identité à une forme de lutte perdue ou oubliée ?
Hum… Je ne peux pas dire que je suis noire, parce que je suis métisse. En France, on me considère comme une femme noire, en Afrique comme une Blanche. Néanmoins, aux USA, le rapport à la communautés Afro-descendants, c’est une des choses que j’ai pu découvrir en y allant. En France, le réseaux est très majoritairement blanc. Donc, très tardivement, je me suis pris cela en pleine face… (elle rit) Pourquoi si tard ? Pourquoi est-ce ainsi ? Il y a donc, comme tu le disais, un peu de fantasme, d’imagerie d’Épinal face aux USA. Mais ce fantasme a besoin de distance pour qu’on puisse se projeter dans une histoire, qu’on doit réactiver au présent, dans une géographie réelle. C’est bien beau de parler de la conditions des Noirs, mais ici, chez nous, qu’est-ce qu’on fait de cela ? Notre musique défend-elle encore ces valeurs ?
Fais-tu référence à la tournée The Bridge ?
Oui, tout à fait. C’est la première fois où je me trouve en situation de jouer avec une majorité de femmes et de femmes noires, qui plus est. C’était une découverte, car le regard n’est plus le même. Faisons un parallèle avec la condition féminine, dont on débat depuis quelques années. Tout ce temps de conscientisation nous donne la possibilité de reconstruire un regard. Il y a 30 ans, aller voir un grand ensemble exclusivement masculin, ne choquait personne. Aujourd’hui, on repère très vite que quelque chose est louche. Notre regard s’est aiguisé, désaxé. Pour la couleur de peau, c’est encore très compliqué.
Comment faire ?
D’un côté, ce regard non désaxé nous isole mais d’un autre… Tiens, une anecdote. Il y a quelques temps un saxophoniste américain m’a écrit par mail pour me demander des noms de femmes françaises, noires et saxophonistes. J’ai commencé par trouver la question étrange, un peu comme le principe de discrimination positive. Mais ce qui était vraiment étrange, c’est de n’avoir aucun nom à lui donner. Je me suis en recherche. Passer de zéro noms à trois ou quatre, c’est peu mais ça aiguise un peu le regard. Pour revenir sur l’isolement et la tournée The Bridge, aux USA, étant noire, j’ai eu en même temps le sentiment d’appartenir à quelques chose de plus grand. Cette histoire de faire famille, là où on est, de faire communauté, prenait sens.
Tu parles de faire famille. Ce qui fonde la petite communauté du Lotus Flowers trio semble paradoxal, avec cette patience de moine copiste, ce souci de la ligne claire et mélodiste de Bruno et l’urgence doublée d’une douceur organique qu’on peut entendre chez toi.
C’est ce qui est intéressant, justement. On a comme leader, très ouvert, radicalement à l’écoute, une figure masculine, qui n’est pas du tout un mâle alpha. Cette figure s’entoure de deux femelles alpha ! (elle rit) Je ne vais pas dire qu’on est des sauvages mais, Angelika et moi, on a un côté brut dans notre musique. Tant qu’il y a du respect et du désir de construire ensemble, les énergies, aussi singulières soient-elles, sont réconciliables. Toutes les figures-repères que Bruno a placées dans ce trio ont œuvré pour la paix, la force et la douceur sont donc forcément au travail.
Ce souci de construire ensemble passe, souvent chez Bruno, par une ouverture d’espace laissés disponibles pour les musiciens qui l’accompagnent. Ici aussi ?
Avec ce trio, je suis dans une démarche d’interprétation, ce qui n’est as tout à fait la même que l’improvisation. Mais celle-ci reste possible dans certains espaces : avec un matériau thématique commun ou en solo. Je me sens au service de quelque chose qui me précède, à quoi je dois redonner vie via ma singularité, ce que je peux donner de mieux de moi pour régénérer ce qu’on m’a confié. Ensuite, du fait qu’il n’y ait pas de batterie, ni de basse, il y a un rapport à l’espace qui est flottant. Ceci même si l’écriture est très méticuleuse, ciselée rythmiquement ou harmoniquement. Mais l’architecture est poreuse et ouvre des espaces d’invention, qui font parler l’architecture de la maison, prédéterminée.
Cette prise de parole doit s’approcher de l’éclat, de la déflagration, à bien entendre comme tu joues avec les mélodies, en les pulvérisant, les diffractant. Comme dans ton solo, Goodbye Ground, par exemple.
Je ne sais pas si je dirais que mon but est la destruction… C’est plutôt l’appropriation, la digestion du monde dans lequel on vit. Cette manière de faire va détourner des formats ultra-normés. Éventuellement, je me bats contre ça.
Sakina Abdou, une musicienne aux aguets ?
Je me sens avant tout interprète. C’est l’essentiel de mon parcours, depuis le conservatoire, ça me nourrit depuis longtemps, jusqu’à aujourd’hui avec Lotus Flowers. Ensuite, depuis deux ans environ, je sens que je me découvre dans le processus d’improvisation. C’est un territoire qui m’est très précieux, que j’ai envie de cultiver. C’est mon sentier principal, depuis mon solo, jusqu’au trio que je viens d’initier avec Marta Warelis et Toma Gouband. Mes références sont trop larges, trop diverses, le seul moyen que j’ai de les digérer, c’est une forme d’improvisation, de jeu avec la disponibilité des artistes qui m’accompagnent. Mais tu peux dire « musicienne aux aguets », ça me va. Même si ça m’évoque un peu quand même l’image d’une biche dans la forêt…
J’imaginais plus un samouraï assis en tailleur, prêt à découper son monde…
Tu sais, je ne sais pas si je suis aux aguets, vu la quantité d’idées accumulées pour le disque en solo et celui en trio. J’ai énormément écouté, testé, réfléchi. J’ai besoin d’une forme de lenteur, de distance. Ça en devient même pénible pour les autres parfois. J’ai besoin de balayer tous les possibles pour trouver mon chemin. Pendant longtemps, j’ai pensé que c’était un handicap, que j’avais trop lente. Puis je me suis juste dis : « c’est ta temporalité et ton process, arrête de t’excuser ». C’est à l’encontre de la modernité, où on doit faire vite et bien. Dans ce travail, il y a une forme de composition. Je réécoute à l’infini la matière improvisée, je réagence des formes de narration. C’est de la composition à rebours. Musicienne à rebours, c’est bien.
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guillaume malvoisin
photo une © Alicia Gardès / festival Météo
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