Sade, marquise jazzy
Du jazz, à bien écouter, on pourrait en trouver partout. Y compris à certains rayons des supermarchés, dans les ascenseurs ou dans les halls d’accueil. Ça aide à vendre, le jazz, ça aide à passer le temps ou à raconter de jolies histoires idéales pleines de grands sentiments. D’ailleurs, pour cela, on a même inventé un mot : jazzy. Cette rubrique réveille les trompettes et donne l’alarme. C’est l’Alerte Jazzy. Première sonnerie avec un des tubes, classe et carrément élégant de Sade. Is It a Crime. Question rhétorique.
Du jazz dans le boudoir © DR.
Suite logique. Diamond Life était le premier album de Sade, Promise pousse le sillon, dans la même veine soulful. The Sweetest Taboo tient la ligne de front de ce deuxième disque, juste après l’ouverture qui donne la couleur et le son, Is It a Crime. Chanson de l’amour perdu et de la confidence bitchy, méditation pré-metoo avez classe et élégante, Is It a Crime pétille en mode Canada Dry. C’est doré comme du jazz, ça a le goût du jazz… mais ce n’est pas du jazz. Ou alors, on range ça dans la pochette smooth jazz, tranquille.
Is It a Crime
Smooth Sade © Paul Watkins, WireImage
Promise sort en novembre 1985. Cette même année, Roy Ayers s’avoue Programmed For Love. Yul Brynner ne se fait plus de cheveux, Ronald Regan joue les cowboys à la Maison Blanche, en Angleterre Margaret Thatcher sheriffe face aux mineurs en grève. Angleterre où Sade a déboulé dans les charts un an auparavant avec son coup de fil au smooth operator. Avec Is It a Crime le combo, définitivement calé en quartet jazzy, raccroche et balance au standard des éléments de jazz tradis. Registre du blues sensuel, trompette bouchée, sax au solo cuivré, percus latino en contrepoint du drive de batterie qui déroule la narration. La musique s’occupe du décorum. C’est Robin Miller qui est à la production, le même expert en maquillage de carrosserie qui est responsable de la reprise sous hélium de Suspicious Minds par les Fine Young Cannibals. Production patentée 80. Rimshots gavés de reverb, orchestre résumé au DX7. Ce qui rend Sade Aru à ses véritables perfs vocales. Au cœur d’un smooth jazz preppy, la chanteuse tient la barre. Elle détune comme elle veut, languit et tend ses notes comme elle veut. C’est clean, pas toujours très sage et ça métisse le Nigeria et l’Angleterre. Le reste du groupe — Sade est un groupe — vise, lui, les archétypes jazz. Du moins ceux que les tubes à Top 10 viennent chercher dans une musique considérée par ailleurs comme intello et élitiste. Mais c’est aussi une musique qui fait des merveilles quand il s’agit d’instinct et de vague à l’âme. Alors on taxe, dans les malles à jazz, un saxophone sensuel et voulu comme irréprochable. Ça finira souvent dans les outrances, sur le Blues trottoir comme chez un George Michael pleins de careless whispers.
Western de crise : La Brute et le Truand starring R. Reagan & M. Thatcher
Is It a Crime par Sade (1985), jazz clipé.
le Paradise dans Luke Cage © Netflix
à gauche : Is It a Crime par Sade (1985), jazz clipé.
Pour Is It A Crime, le jazz infuse encore ailleurs, dans son syncrétisme vestimentaire où la new wave avale les fifties, dans son iconographie fantasmée où les maquereaux donnent du menton, où même les bad guys ont les yeux qui tremblent, où les taxis sont forcément jaunes et à damier. Les deux pieds dans le polar new yorkais, une fois encore. Le Crime du titre renvoie illico à l’imagerie criminelle. Mais aussi, et ça en 1985, c’est un peu à part, à une version feministe du crime. Épique, lucide et intimiste. Une sorte de confession bigger than love mais sussurée. D’ailleurs, le clip de la chanson se joue dans un club de fiction, un truc éclairé comme l’était le bureau de Mike Hammer (autre coup de génie du sax jazzy 80). Amusant comme ce loft annonce le Paradise, club dessiné par Netflix pour une version de Luke Cage à fort potentiel hip hop. Registre qui ne se privera pas de sampler cette petite madeleine sexy. Il y a des miettes savoureuses chez MF Doom et LL Cool J. Ces éclats rendent sans doute justice à Sade Aru, belle gosse au timbre obsédant, auteure à la main très assurée. Sans peur — dans le clip, Sade chante devant un “temor” hispano-latin dessiné sur une vitre embuée — et essuyant toute tentative de reproche. Ça nous rendra certainement pas Dizzy, mais ça a construit des postes avancés jazz sur le champ de bataille de la musique des années 80. La musique est aussi une histoire de belles images.
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Guillaume Malvoisin
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