Tu vas jouer avec ce trio, à domicile, c’est important ?
Par principe, j’aurais dit que non. Pourtant, à chaque fois, ça me fait un truc. Je suis originaire de Paris, mais vu que j’ai posé mes valises ici depuis un moment, et que j’ai des collègues et des élèves dans cette ville, ça me fait forcément quelque chose.
Tu as travaillé auparavant autour du chant des oiseaux avec Birds of Paradise. Aujourd’hui, tu explores les haïkus japonais. Ce côté poète, une de tes faces cachées ?
C’est en effet le même groupe que Birds, avec Jean-Philippe Morel à la contrebasse et Franck Vaillant à la batterie. On a réalisé deux albums inspirés par les relevés de chants d’oiseaux d’Olivier Messiaen. Là, j’avais envie d’écrire un nouveau répertoire et de changer de thématique, pour aller explorer les haïkus. J’avais un peu flashé sur ces textes courts. J’ai aussi un solo, Filigrane, réalisé autour de calligrammes que j’ai écrits. Est-ce que ça fait de moi un poète ? Je n’en sais rien, mais je suis sensible aux mots, c’est certain.
En interview, François Corneloup me confiait que la France était davantage un pays de littérature qu’un pays de musique. Qu’en penses-tu ?
Je suis entièrement d’accord avec ça. On a une tradition et une culture littéraires assez ancrées, y compris populaire, via la poésie, la chanson — avec la chanson à textes — et les auteurs. Si tu compares avec les Etats-Unis, où la musique improvisée et le jazz sont facilement joués à droite à gauche dans les bars, c’est moins fréquent par ici.
J’ai déjà remarqué que le public français, s’il n’y a pas un propos ou un texte relié à la musique, peut avoir cette impression qu’il n’y a pas d’intention ou, tout du moins, que la musique serait en attente de quelque chose, d’une prise de parole avec une voix et un texte.
Comment as-tu travaillé le matériau de ce nouveau répertoire ?
Le haïku, c’est une forme dont j’étais un peu familier. J’ai beaucoup aimé ce côté trait de calligraphie ou de plume, ce geste de presque rien. On retranscrit soit une émotion, soit un instant fugace, soit un moment très éphémère de réalité, juste avec quelques mots. J’ai sélectionné parmi ceux qui me parlaient d’emblée et d’autres moins.
Là-dessus, j’ai fait un petit truc de geek. Une sorte de vieille marotte sur laquelle j’avais travaillé il y a plus de 20 ans. Soit : prendre le texte autant pour son faisceau de sens et d’évocation que pour la matière lui-même. On peut le considérer comme une source de nombre de pieds, de syllabes, de vers, de lettres… C’est une forme de numérologie, avec un texte qui est autant ce qu’il suggère que la matrice de nombres qui sont dedans. À partir de cela, je me suis créé mon propre petit système, un petit jeu avec une appli dans laquelle je mouline ces données pour générer des hauteurs ou des rythmes. Je m’amuse ensuite à jeter tout un tas d’éléments sur la table puis à voir ce qu’il me plait ou non.
Comment as-tu fait pour transmettre ce système aux deux autres musiciens ?
J’amène des partitions, et je leur raconte ce que je viens de te dire. Je leur parle de cette boite noire qui existe derrière, avec tout le système d’écriture. Ils ont le haïku sur la partition car, même s’ils n’ont pas forcément besoin d’avoir le détail de toute la musique, ils ont le champ subjectif et d’évocation. Avoir le texte pour voir que ça raconte, quel climat ça suggère, ça c’est intéressant.
Ainsi, on fait comme pour les disques de Birds Of Paradise. On collabore sur les règles d’improvisation et sur la forme qu’on fabrique.
Parlons des kigo, ces mots de saison, que l’on retrouve souvent dans les haïkus.
Tout à fait. Souvent, dans les haïkus, il y a une indication de temps et de lieu. Aujourd’hui, ce n’est plus systématique, car l’export de cette tradition hors du Japon a conduit beaucoup d’auteurs contemporains à se l’approprier sans en respecter cette règle.
As-tu utilisé le kigo ?
Non, mon processus est déjà assez strict et rigoureux. Pas la peine de trop rajouter de contraintes ! (il rit) L’autre truc intéressant dans cette forme poétique, c’est que les haïkus sont à la poésie ce que le zen serait à l’art de vivre. C’est un truc très minimal, qui va à l’essentiel. Un haïku, c’est quelques mots, trois lignes. Aller à l’essentiel, j’aime cette idée.
Ça fait un peu plus de 15 ans que tu joues avec les musiciens de ce trio. Comment appréhender un nouveau travail d’écriture ?
Nos nombreux concerts, nos deux disques ensemble, sont un territoire commun. Tout cela se perd aujourd’hui, avec ce mot prononcé à toutes les sauces : projet. Comme s’il devait y avoir de la nouveauté tout le temps.
Je viens d’un monde où on se posait un peu moins cette question, on aimait plutôt suivre l’itinéraire d’un musicien ou d’un groupe, sans se demander si c’était le projet 2022, 2024 ou 2026. Je ne dis pas que c’était mieux avant, je constate simplement ce glissement. Les mots ont un sens. Aujourd’hui, on parle beaucoup moins de groupes ou de répertoires.
Ce trio n’est donc pas un projet.
Non, c’est une envie. De faire de la musique avec des vieux camarades. Ce n’est pas un projet, mais plutôt une envie de rejouer avec ce groupe, pour qui il fallait écrire un nouveau répertoire.
Qu’est-ce que le temps fait aux musiciens de jazz ? Est-ce qu’au bout de 25 ans de route commune, on se connait par cœur ? Est-ce qu’on continue de se découvrir ?
Bonne question. On est tous humains et vivants. Chacun suit sa propre voie et évolue, donc il y a de la surprise. Ce n’est pas pour éluder la question mais c’est un peu des deux.
Je reformule la question : est-ce mieux de faire des rencontres et de jouer avec de nouveaux musiciens que de jouer avec des vieux camarades ?
Eh bien, tu te rends compte qu’il y a un avantage dans les deux situations. En musique classique, le son d’un quatuor à cordes met des années, voire des décennies avant qu’il y ait cette connexion télépathique entre les instrumentistes. Je force un peu le trait en parlant de télépathie, mais jouer avec des gens avec qui tu as une connexion ancienne et que tu explores depuis longtemps, ça amène des choses très puissantes.
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propos recueillis par Lucas Le Texier, Chalon-sur-Saône novembre 2024
photos © DR
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