lehmanns brothers
Avant que les Lehmanns Brothers ne braquent l’Espace des Arts à la fin du mois, on a soldé nos PEL et livrets d’épargne. Taux d’échanges parfaits avec Dorris Biayenda, batteur et percussionniste du combo jazz-funk de l’Ouest hexagonal. Suisse, mythologie et Néo-soul.
Les Lehmanns Brothers, bientôt la faillite ou le casse du siècle ?
C’est un hold-up qui commence à durer. Le groupe a 10 ans, on a eu pas mal d’aventures, on a beaucoup tourné, surtout à l’étranger. On sort un album cette année et le concert du 26 mars, ça va être l’occasion de continuer à le défendre.
Pourquoi surtout à l’étranger ?
C’est surtout un concours de circonstance. En 2017, on s’est présentés au tremplin européen ‘Call for Legends – Live’, organisé par Shure, la marque allemande de micro, avec 500 autres groupes. On a été pris, et on a joué au Montreux Jazz Festival, même si on avait peu d’expérience de scène. Sur place, on a rencontré des professionnels, dont une tourneuse italienne basée en Allemagne. Elle a été le premier entourage du groupe, ce qui explique qu’on a commencé à jouer ailleurs qu’en France. Stylistiquement, on est dans le groove afro-américain, et chanté en anglais. En France, il y a ce truc d’exception à la française, et la majorité des sons à la radio sont en français. C’était peut-être plus simple pour nous à l’étranger.
Vous parlez beaucoup des rythmes afro ou africains-américains dans vos interviews et bios. Tu définirais comment ça, toi ?
Il y a plusieurs influences dans le groupe, surtout sur le dernier album. Prince, par exemple. Il y a des rythmes new-funk, de la funk de Philadelphie. Certains disent même hard-funk car on aime quand c’est bien soutenu. En Afrique, on tire vers Fela Kuti, l’Afro-beat, le Highlife, ou le Bikutsi… Tous ces rythmes nous influencent et on essaye de faire notre sauce avec ça.
La musique africaine-américaine, ça a été la monnaie d’échange au sein du groupe ?
C’était comme une évidence. J’ai un père qui est musicien et qui m’a fait découvrir ces musiques très tôt. Pour Julien et Alvin, c’est pareil. On est tous les trois métisses, avec une bi-culture africaine qui a nourri cette musique. Alvin est franco-béninois, moi je suis franco-congolais, et Julien est franco-mozambicain. Il y a eu aussi des films qui m’ont marqué quand j’étais petit, comme les Blues Brothers, tu vois, toutes ces grosses épopées où tu découvrais Aretha Franklin, Ray Charles, Stevie Wonder… Après, par curiosité, tu vas écouter ces musiques. Puis on a découvert les D’Angelo, les Erykah Badu, des artistes un peu plus récents. Et ça a finit d’influencer et de nous faire prendre ce virage.
Un peu d’acid-jazz aussi dans votre son ? Jamiroquai ?
Ouais, carrément. Jamiroquai oui, voire des groupes plus fusion comme Weather Report... Ce qu’on recherche, c’est l’efficacité. Surtout en live où on essaye de transmettre la fièvre et la danse. On n’hésite pas à faire tourner des morceaux pendant 15 ou 30 minutes. On jauge ça au public. Pour nous, c’est un kiff permanent de groover.
Tu l’as dit, les Lehmanns Brothers existent depuis plus de dix ans. Cependant, vous n’avez pas fait de LP avant Playground ?
On ne se sentait pas légitimes de sortir un album tout de suite. J’ai 27 ans, Alvin et Julien en ont 26, et je crois qu’il y avait ce truc de maturité qui n’était pas encore-là. Je trouve qu’on se livre beaucoup sur album. Moi, quand je pensais « album », ça me pétrifiait direct ! Je pensais à des albums d’anthologies, tout de suite… Sans parler du côté industriel, produire un album, c’est très long et c’est très cher. Un EP, c’est le juste milieu et ça correspondait aussi plus à notre réalité du moment où on les a sortis. L’élément déclencheur pour le LP, ça a été le changement de mode de composition : d’abord on jouait, on éprouvait en live, puis ensuite on passait en studio. Et là, sur ce dernier album, il y avait davantage d’envie en production. On maîtrisait davantage les outils et technologies de studio.
Vous êtes pas mal dans le groupe. Comment vous composez ?
Sur les EP, c’était une base collective. Un membre amenait un morceau qui était arrangé en commun, en répétition. Sur le LP, c’est plus Alvin, Julien et moi qui composons. Ça nous tenait à coeur de trouver l’essence de chaque morceau, de repartir sur une démarche plus pop. Bien entendu, on ne se posait pas aussi clairement toutes ces questions, mais on sent que c’est différent.
Vous avez titré ce LP Playground. Ça résume un peu la funk pour vous, et son esprit ?
Ouais, c’est un terrain de jeu, un laboratoire et une expérience.
Sur la pochette, on voit des enfants et des animaux, quasi mythologiques.
Techniquement, on est parti de la 3D. On a scanné la maison dans laquelle on répétait, celle qui se situait avenue Lehmann, avenue qui a donné le nom au groupe. Cette pochette, c’était un hommage à cet endroit qui a vu naître notre musique et nos premières jams.
L’idée, c’était de nous figurer comme des lilliputiens, des minus face à cet endroit (il rit)… Ces créatures mythologiques, ce sont des jouets qu’on avait, qu’on a aussi scanné, et que l’on a rendu gigantesques. On avait aussi envie de cette petite touche d’absurde pour que les gens s’imaginent des choses.
Comment tu fais pour dépasser ce stade du « lilliputien » quand tu as des morceaux qui correspondent à tes influences ? Je pense à Millenium qui m’a beaucoup fait penser à D’Angelo.
Je crois qu’on ne l’a dépasse jamais. Déjà, on n’a pas envie de se prendre au sérieux. On joue énormément dans des festivals de jazz, des théâtre ou des scènes nationales. Ce sont des lieux qui sont très sérieux tout le temps (il rit)… Nous, on a envie de garder de la fraîcheur et la naïveté de se dire « on fait de la néo-soul », avec tout ce que ça veut dire, que les gens associent à des références et des personnages type Fela Kuti ou James Brown. Ça permet de ne pas trop se prendre la tête.
Votre groupe me fait penser à Art District. ça te dit quelque chose ?
Ah oui, Art District, carrément !
Par exemple, Double Spiral sur votre album, ce mélange unique de rap, chant-soul avec un décor jazz-funk. Vous avez quelques connexions avec d’autres groupes français proches de votre style ?
C’est un peu dommage qu’il n’y ait pas vraiment de festivals funk ou groove, en France, qui pourrait regrouper ces artistes. On se connait, mais de loin. C’est marrant que tu cites Art District, car je ne crois plus que ça existe encore… J’ai connu ces groupes, à Angoulême, au lycée, et ils m’ont marqué. À l’époque, ils faisaient la première partie d’Orelsan. Orelsan, c’est vraiment pop, très grand public, et je trouvais tellement osé qu’il y ait un groupe comme ça en première partie, avec ce feu ! Je pense aussi à ASM (A State of Mind), un groupe hip-hop avec des influences funk. Il faudrait créer une sorte de Fédération du Groove, en France (il rit)…
Est-ce que dans votre idée de terrain de jeu, il y aurait également un aspect graphique, voire scénographique ? Un héritage de ce qu’on a pu voir chez Funkadelic ou Parliament, avec leurs grandes messes délirantes ?
Chez Funkadelic, tu sens, dès le premier morceau, qu’ils sont fous. La première partie de nos concerts est plus à l’image de ce que l’on peut faire sur disque, plus en chansons. On prend le temps et on est un peu plus posés. Ça monte en puissance et à la fin, c’est carrément plus Funkadelic, avec cette idée de fête.
Côté invités, pour le 26 mars, j’ai vu qu’il y avait Jonas Muel d’Ultra Light Blazer, jazz-rap, et Lou Rivaille de ElliAVIR, vraiment jazz. Est-ce une façon de créer un continuum entre tous les rythmes afro-américains ?
Il y a de ça. Avec Jonas, on vit dans le même coin vers Tours. On se serre les coudes aussi dans cette esthétique, qui n’est pas évidente à diffuser. C’est une niche, et pourtant il y a des supers musiciens. Si tu n’es pas américain ou que tu n’as pas un nom américain, les gens ne vont pas se déplacer.
Tu me donnes vos références pour Prince, James Brown, Jamiroquai ou D’Angelo ?
D’Angelo, ce serait Brown Sugar ou Black Messiah. Pour Erykah Badu, je dirais le morceau Rimshot. Pour Prince… Prince, ce ne sont pas les albums qui m’ont touché, mais ce sont les lives. Il y a un live pour un Superbowl je crois, avec une section cuivre où jouent Fred Wesley, Maceo Parker et Candy Dulfer. J’ai jamais entendu une section groover autant, c’est vraiment monstrueux. Je vais te donner un autre album qui m’a vraiment marqué. C’est un album de Kendrick Lamar plus récent, To Pimp a Butterfly, qui m’a bouleversé. C’est un alliage parfait entre le jazz, le hip-hop à l’ancienne car il a une manière de kicker entre l’ancien et le maintenant, et puis toutes les musiques d’aujourd’hui qui sont dans le hip-hop, que ce soit la drill, la trap… Et ils en ont fait un mix de ouf. Y’a des collaborations de ouf, avec Questlove, Terrace Martin, et tout ces artistes qui font la culture et la musique afro-américaine actuelles.
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propos recueillis par Lucas Le Texier, février 2024
photos © Olivier Lhopez et © Dorian PRS
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