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Jug Music
Tant va la
cruche A l’eau…
En marge de la création de Old Ma Crackers, PointBreak revient sur le répertoire de la jug music et son histoire rugueuse. Voyage de la Nouvelle-Orléans jusqu’au revival folk.
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Il y a 100 ans, le 25 septembre 1924, le label Gennett sortait quatre enregistrements du Whistler’s Jug Band – Whistler Acc. By His Jug Band. Les quatre faces avaient pour titres : Chicago Flip, Jerry O’Mine, Jail House Blues (He’s in the Jailhouse Now) et I’m a Jazz Baby. Peu connus en France, les jug bands états-uniens ont été petit à petit réhabilités dans l’histoire de la musique populaire américaine. Il faut dire qu’outre-Atlantique, l’image rurale, champêtre et rustre colle à la peau du genre. Cette représentation s’explique en partie par l’instrumentarium : beaucoup de cordes – banjo, guitare, violon – et des objets détournés de leur utilisation première comme la cruche, la jug, devenue le symbole de cette musique.
La jug music est une musique bâtarde, évoluant entre le blues, le jazz, le ragtime et la country. Un petit film permet de s’en faire une idée. C’est un court clip de 1929 ou 1930, où le Whistler’s Jug Band interprète Folding Bed. Trois joueurs de cruches produisent un bourdonnement en soufflant, avec les lèvres pincées, dans le goulot. La voilà devenue basse de fortune, tuba du pauvre. Guitare et banjo se rajoutent à cet orchestre de cinq musiciens africains-américains. Le tempo est rapide, avec des call and responses chantés et, donc, des solos de jug. Assis dans une ferme, cadre trompeur puisque ces orchestres sont caractéristiques des villes américaines de la fin du XIXe et du début du XXe. Et c’est ce qui rend la jug music si particulière. Un pied dans le monde du folklore, avec la tradition de la cruche-basse piquée aux musiciens des montagnes Appalaches, et une énergie proche des fife and drums. Un pied dans les sons modernes et enregistrés en ces années vingt, où se mêlent dans les rues groupes de jazz et du vaudeville blues. Ce sont justement les chanteuses du vaudeville qui ont joué un grand rôle dans la diffusion de ces premiers groupes de jug. Lorsque Mamie Smith enregistre, en 1920, son Crazy Blues qui s’écoule à un million d’exemplaires, les labels regardent avec un nouvel intérêt leur catalogue de race records, ces disques destinés aux africains-américains. Sara Martin, chanteuse et entertainer en vogue sur la scène du vaudeville noir-américain, est alors enregistrée par les labels Okeh et Victor avec quatre membres du Louisville Jug Band et un guitariste de slide, Sylvester Weaver. Devenu le Sara’s Martin Jug Band, ce groupe enregistre une dizaine de faces qui, à leur sortie en 1925, lanceront la jug craze aux États-Unis. Parmi les membres du Louisville Jug Band, deux méritent notre attention : Earl McDonald à la cruche et Clifford Hayes au violon, deux légendes du genre. Surfant sur le succès de cette session, profitant du boom économique de Louisville, Kentucky, après la Guerre de Sécession, les deux musiciens enregistrent à tours de bras pour différents labels, sous une multitude de formations : the Dixieland Jug Blowers, the Old Southern Jug Band, Earl Mcdonald’s Original Louisville Jug Band, the Louisville Stompers… L’historien du jazz Samuel Charters pointait la capacité des jug bands de McDonalds et de Hayes à mélanger la culture rurale des orchestres à cordes et celle du ragtime urbain. La Nouvelle-Orléans n’est pas loin. Louisville bénéficie d’une place de choix dans le trafic des riverboats et du chemin de fer. Dans ce réseau, les villes de St. Louis, Cincinnati, New Orleans et Louisville vont largement en profiter et voir leur développement s’accélérer. La profusion de brass bands et de jug bands se fait voir et se fait entendre.
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dessin de Robert Crumb © DR
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C’est dans ces allers-retours de personnes et de marchandises, les longs des rivières du Mississippi et de l’Ohio, que les spasm bands vont se diffuser. Ces orchestres de rue populaires sont nés au sein du quartier de Storyville à la Nouvelle-Orléans. Alors tenus par des gamins de 12 à 15 ans – les musiciens plus matures étant écartés en raison des possibles tentations liées au quartier chaud –, leur répertoire comprenait des blues, des rag et des morceaux folks, joués avec une contrebassine de fortune, et des banjos ou guitares en boîte à fromage. La jug music en sera l’héritière directe, à ceci près qu’elle remplacera la contrebassine par la cruche. Utilisés par les commerçants pour attirer les clients devant les vitrines, les spasm bands sont surtout un moyen de gagner un peu d’argent pour de jeunes ados, dans la rue ou pour un concert le temps d’un engagement. Reste que ce terreau musical commun venu de la Nouvelle-Orléans ne doit pas oblitérer les différences entre les jug bands. à l’écoute, les formations de Clifford Hayes et de Earl McDonald sonnent comme des formations proto-jazz de la Nouvelle-Orléans. Le Memphis Jug Band, emmené par Will Shade, chanteur, guitariste et harmoniciste, véritable plaque-tournante pour les musicien·nes de la ville du Tennessee, tire ses influences du blues et fait entendre harmonica, mandoline et washboard dans des tempos plus lâches. Si l’histoire de la jug music reste intimement liée à la communauté africaine-américaine, quelques groupes de jeunes blancs, issus du circuit du vaudeville, vont enregistrer et tourner dans les années vingt. Adoptant un look de cowboys, les Five Harmaniacs vont se spécialiser dans des reprises rapides, proches plutôt du style de Louisville, avec une orchestration à mi-chemin entre les orchestres de jazz de NOLA et les jug bands à cordes.
Délaissée à partir des années 30, la jug music sera redécouverte lors du revival folk, trente ans plus tard. Perpétuant cette recherche d’authenticité par les jeunes blancs partis à la Nouvelle-Orléans pour retrouver les vieilles stars du ragtime dans les années 40, les jeunes blancs des années 60 et 70 n’ont d’yeux que pour les interprètes de blues et de la folk (cf. Son House, ndlr). Jim Kweskin, Maria Muldaur, le dessinateur Robert Crumb ou encore Stefan Grossman en seront les porte-étendards et mêleront la jug music au mouvement hippie. Prolongeant ainsi l’idéal du Do It Yourself, comme les anglais l’avaient réussi avec le skiffle, dix ans plus tôt.
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Lucas Le Texier
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texte extrait du numéro 5 de la revue PointBreak
sources :
• Michael L. Jones, Louisville Jug Music. From Earl McDonald to the National Jubilee,
The History Press, 2014.
• David Evans and Richard M. Raichelson, « Tennessee Blues and Gospel. From Jug Band to Jubilee »,
American Musical Traditions. African American Music, 2002.
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