Antonin Neel,
wind of change

C’est cocasse d’être à l’origine d’un grand ensemble, de composer et de donner les indications en scène et, cependant, de ne pas se définir comme un chef d’orchestre.
Je chipote sur les mots, mais je me verrais plutôt comme directeur artistique. Pourtant, ce terme ne me rassure guère davantage… Ça me fait porter tout de suite une casquette trop large.

Comment en es-tu arrivé à associer « fanfare » et « contrevent » ?
Je vais commencer par « Contrevent ». Dans la genèse de ce groupe, il y a eu la convergence de plusieurs idées. D’abord, il y a la référence au roman d’Alain Damasio, La Horde du Contrevent. J’ai adoré le monde fou et démentiel de Damasio. Ce qu’il a réussi à construire a rencontré une idée qui germait en moi depuis des années, celle de monter une fanfare. Elle s’est montée en 2021, c’est un peu mon orchestre post-confinement. De là, j’ai commencé à y mêler des envies plus diverses, comme celle de reprendre The National Anthem de Radiohead. Il y a eu aussi, post-covid, l’envie de ne pas faire de projet seul, je voulais aller à contre-courant des groupes de musique qui se réduisent de plus en plus. Enfin, je voulais appeler cela La Horde du Contretemps mais ça existait déjà, pour une batucada du sud-ouest que j’ai repérée dans mes recherches. Alors, pour éviter les problèmes, j’ai décidé que ce serait La Fanfare du Contrevent. Finalement, c’est même mieux. Il n’y a pas de fanfare à proprement parler dans le livre de Damasio, ni de groupes de musique, mais il y a beaucoup de références aux sens, notamment à l’audition. Il a une manière singulière de manier les mots, de décrire le vent ou encore d’évoquer le rythme.

Comment intègres-tu, au sein de ta fanfare, le lien au sonore qu’explore Damasio ?
Je ne suis ni écrivain ni un grand lecteur, mais je pense avoir saisi sa façon d’écrire et son processus intellectuel. Il développe une idée d’une manière proche que la mienne quand je compose. Si on se penche plus spécifiquement sur son style d’écriture, il va jouer avec les allitérations, les consonances ou les plosives. Il y a des éléments très syllabiques dans sa manière d’écrire. Pour moi, c’est ce qui fait que son écriture est si musicale. Plus qu’un roman d’aventure ou de quête, ce livre repose sur un équilibre entre le poétique et le philosophique. En musique, j’essaie de coller le plus possible à cet état d’esprit. Pour la Fanfare du Contrevent, j’essaye de faire ma propre horde en quelque sorte, sans que celle-ci ne soit un copier-coller. En fait, l’analogie avec le roman provient plutôt du processus qui fonde le groupe : la naissance, son développement, la question de l’endroit où l’on emmène cette fanfare. Il y a une mise en abîme et je ne calque pas la narration du roman à l’échelle du spectacle, mais plutôt à l’échelle de la vie du projet.

Il y a ce qu’on entend, mais il y a aussi ce que l’on voit : des costumes et des accessoires. Là encore, où situes-tu la correspondance avec l’univers de Damasio ?
Comme c’est un roman, il n’y a pas d’images. Ça laisse libre cours à l’imagination de chacun. J’y ai perçu une grande similitude avec un univers post-apocalyptique, bien que ce ne soit pas le propos exact du roman, qui décrit un monde alternatif plus proche du fantastique que du post-apocalyptique. À mon sens, le lien entre les projets réside dans le fait de recréer une société après l’effondrement brutal de la société humaine. Cette dimension me sert de guide pour l’aspect visuel, que ce soit les costumes ou les jeux de scènes. Le monde de Damasio est hostile, désertique, avec des conditions météorologiques largement défavorables à l’implantation de la vie humaine. Seule, cette Horde du Contrevent parvient à survivre. Ils sont quasiment seuls au monde dans le roman et font face à une dimension low-tech, tout le monde revient à des technologies mécaniques ou fonctionnant avec l’énergie du vent. Fini les gadgets, l’électricité, internet, les ordinateurs…

Tes reprises doivent coller à cet univers, non ? Radiohead peut-il rentrer dans ce tandem Damasio/post-apo ?
Je n’ai pas forcément sélectionné les reprises de façon rationnelle. C’est avant tout intuitif, grâce à l’image sonore générale reçue à la suite de cette lecture. Ça collait à l’univers et souvent, de petits signes me l’ont confirmé. The National Anthem provient du disque Kid A. Sur la pochette, on voit une chaîne de montagnes très graphique. Plus tard, j’ai fait le rapprochement avec celle du roman, la Norska. Globalement, je voulais avoir aussi, d’un côté, ce truc massif et puissant et poétique et mystérieux, de l’autre. Pour moi, le rock et le trip-hop véhiculent ça. D’où le choix des reprises : Radiohead, Muse, Björk… Il y a aussi un morceau de The Bad Plus. Enfin, il y a plusieurs morceaux d’électro pour le côté techno / brass band dans la veine de MEUTE.

Y-a-t-il des groupes auxquels on pourrait t’affilier directement ?
Snarky Puppy, pour ce qui est des éléments les plus modernes. MEUTE, évidemment. Même s’ils ont vraiment ce son techno et que ce n’est pas tout à fait ce que je souhaite faire, il existe des similitudes dans nos répertoires. Je pense aussi au Very Big Experimental Toubifri Orchestra, un orchestre lyonnais de 18 musiciens un peu burlesque voire dadaïste. C’est une grande source d’inspiration pour les arrangements.

« 13 musiciens qui bougent, de façon tentaculaire, ça fonctionne. Même si c’est un casse-tête géant à fabriquer. »

Combien êtes-vous dans la Fanfare ?
Nous sommes 13 musiciens. Il y a quelque chose d’assez équilibré au niveau sonore et visuel.

Ce nombre est-il arrivé par hasard ou s’est-il imposé à toi ?
Ça s’est imposé quand j’ai commencé le travail d’écriture et d’arrangement. J’étais partie sur 12, mais quelque chose ne fonctionnait pas. Alors qu’à 13, ça marche. Si je décortique, il y a 3 percussions : la grosse caisse, la caisse claire et le feraillophone, une sorte de plateau qu’on a inventé et assemblé avec divers bouts de ferraille. C’était un souhait dès le départ de disposer d’une telle percussion. D’une part, les autres fanfares n’en ont pas, et d’autre part, je rejoins l’univers de la Horde du Contrevent. C’est notre instrument totem. Puis, j’ai commencé à assembler le groupe par le pupitre des percussions. Même si j’avais déjà écrit la musique pour les soufflants, je voulais d’abord avoir une base rythmique solide. Ensuite, j’ai appelé le reste de l’effectif. Il y a donc 3 percussions et 10 soufflants. 10 comme le nombre de doigts, c’est comme ça que je me suis dit que j’avais la bonne formule. 10 musiciens, ça m’a permis de garder cette spontanéité. Je me suis rendu compte que mon écriture musicale et mes arrangements étaient très pianistiques. Je n’ai jamais suivi de cours d’arrangement ou de formation sur la composition, ce que je fais est réellement empirique. J’ai pratiqué avec les différents groupes que j’ai eu ces dernières années. Si je décompose ces 10 soufflants, il y a deux basses, soubassophone et saxophone basse. C’est aussi une particularité de la Fanfare, une idée que j’ai repiquée à MEUTE qui a doublé la basse pour le côté techno. Je trouve que ça fonctionne dans les registres de la Fanfare du Contrevent. Puis, on peut étager. 4 saxophones, ma main gauche en quelque sorte, celle qui fait les accords et les voicings. Puis le reste, 4 cuivres, 2 trompettes et 2 trombones.

Dans la Fanfare du Contrevent, il y a aussi des chorégraphies que tu nommes « positions ».
Dès le début, j’ai associé l’idée d’un set musical à un spectacle visuel. J’ai réfléchi à ce que j’aimais dans le spectacle de rue, à comment ils parvenaient à inventer des formats et donc, à la manière dont je pourrais m’en inspirer. Les déplacements font partie de l’ADN du projet. Déjà, dans la lignée directe avec le roman : il y a cette idée de horde. Dans son livre, Damasio décrit différentes formations et surtout, il invente un système de langage unique. Il y a plus de 20 personnages qui sont représentés par un symbole comme une virgule ou une parenthèse, qu’il arrange pour en faire une forme géométrique. J’ai reproduit le geste avec des partitions de déplacement. Les arrangements musicaux influent sur la disposition et sur l’effet visuel. 13 musiciens qui bougent, de façon tentaculaire, ça fonctionne. Même si c’est un casse-tête géant à fabriquer.

Justement, comment articules-tu ces positions-déplacements avec les exigences des partitions musicales ?
Le choix va dépendre des morceaux. Les positions compactes vont être les plus confortables pour les musiciens et les spectateurs. Je pense de suite à une composition, Les Six Premières Formes du Vent. C’est une référence directe au roman, une position pour contrer le vent. Ce dernier a plusieurs intensités que j’ai échelonnées en 6 parties. Nous nous resserrons pour lutter contre cette force qui augmente progressivement. Tu as un exemple ici d’un morceau que j’ai construit avec un peu de tout : le roman, la disposition visuelle et le rendu sonore. Bien entendu, ce n’est pas aussi précis sur tous les morceaux. Certains vont être plus épiques, d’autres plus festifs voire même plus conventionnels. Dans un set, j’essaye d’avoir au moins une fois la position où nous sommes treize de front. Visuellement, ça impressionne, mais on voit bien que ça n’aurait aucune cohérence avec le thème du roman qui tourne autour de la lutte contre le vent. Le projet mélange ce qui est raccord avec l’oeuvre mais ce qui peut aussi, esthétiquement, être satisfaisant.

— Human Behaviour, Björk cover @ Chalon Dans la Rue (juillet 23)

Il n’y a pas d’instrument harmonique au sein de ta fanfare. Pourquoi ?
Bonne question. À vrai dire, je tenais à avoir uniquement des vents et des percussions. Les vents pour la Fanfare du Contrevent, ça, c’est facilement compréhensible (il rit)… Et les percussions pour le côté métal, « terre ». Pour des raisons acoustiques, les instruments harmoniques ne fonctionneraient pas : les guitares, banjos, accordéons ou pianos ne font pas le poids face à la puissance sonore de 10 soufflants et de 3 percussions. Enfin, dans les arrangements, on entend déjà l’harmonie et les possibilités sont nombreuses. Disons que d’un point de vue de musicien-geek-philosophe, il y a un lien très fort entre la grille harmonique et la grille rythmique. Autrement dit, l’harmonie induit le rythme.

Tu es pianiste et tu passes à la grosse caisse pour la Fanfare du Contrevent.
Oui. J’ai aussi un petit tambourin de temps en temps, ainsi que le Flex-A-Tone.

Comment vis-tu ce changement ?
Je n’avais jamais joué de grosse caisse et mon expérience des fanfares est proche de zéro. Étant pianiste, j’étais aussi frustré de ne pas pouvoir jouer dans la rue que j’ai découvert grâce à la washboard. Il y a une forme de logique, je suis un passionné de rythmique et des percussions. Je ne me vois pas comme un chef d’orchestre mais plutôt comme un percussionniste parmi les autres. Il y a le côté « basse des percussions » de la grosse caisse qui est assez plaisant. Ça vient de la position aussi : la grosse caisse est coincée sur mon ventre, c’est super au niveau des sensations. Si je devais me voir comme chef d’orchestre, ce serait pour l’utilisation du Flex-A-Tone. C’est une sorte de lamelle de métal qui va être tapée par deux petites boules en bois. Il me sert d’indication sonore, puisque les musiciens ne sont pas toujours susceptible de me voir.

Outre les reprises, tu composes aussi pour la Fanfare. Comment articules-tu reprises et compositions dans ton set ?
Même si ça ne me dérange pas de les mélanger, j’aimerais me rapprocher d’un groupe de création. J’essaye de faire quelque chose qui soit vraiment original dans la musique et dans le concept. Je te parlais de Les Six Premières Formes du Vent, très liée à l’univers du roman. Il y a aussi La Valse des Chrones, des objets fantastiques qui ressemblent à des nuages mais qui peuvent en réalité se transformer en différentes choses. Pour Mistral Rebond, je me suis amusé autour du vent et du rythme. Dans Croches Pointées, je fais un hommage à MEUTE. C’est une composition-concept : ce n’est pas construit autour d’une structure mais plutôt de plusieurs partitions musicales individuelles dont dispose le musicien et dans lesquelles il peut piocher à son gré. Elles sont toutes compatibles entre elles, ce qui fait que le morceau sera toujours différent. Ce sont de petits délires de musicien qui, une fois appliqués à un morceau dansant et festif, sont parfaits pour une fin de set.

Tu disais au début de l’entretien que cette fanfare était une envie à contre-courant de cette habitude de formations réduites. Pourquoi y tiens-tu tant ?
Une des raisons pour lesquelles je fais de la musique, c’est pour la partager avec des musiciens. Même si ça ne m’empêche pas de faire de temps en temps du solo, ce n’est pas aussi stimulant pour moi. Evidemment, on peut trouver des compromis à moins de 13 musiciens… Mais il y a aussi un défi qui m’anime : faire quelque chose d’un peu fou. Ce que je n’avais pas anticipé, c’est le nombre de musiciens que ça m’a permis de rencontrer. Je ne connaissais que la moitié du groupe. L’autre moitié, je les ai appelés sans les avoir rencontrés auparavant. Même chose lorsque je cherche des remplaçants, il m’arrive d’appeler des dizaines de trombonistes pour trouver quelqu’un de disponible (il rit)… Cette mise en lien n’aurait jamais existé si j’avais monté un quartet.

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propos recueillis par Lucas Le Texier, octobre 2023
photos © Roxanne Gauthier
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