Ann O’aro, totem sans tabou

Zutique et La Vapeur recevaient Ann O’aro, le 15 mars dernier. Trio versé dans l’épure et les remous intimes, le groupe affronte la fosse sans trembler. Et d’une voix assurée, militante et rageuse. Rencontre.

par | 20 Mar 2023 | interviews

Extrait de Never Stop

La Vapeur, 15 mars © Floriane Zambaux

Tu as eu ce mot sur scène : « Ann O’aro, c’est nous ».
Ann O’aro est un personnage qui porte une histoire, une musique. Ça me permet de prendre du recul et de le modeler comme je le souhaite. Ça s’explique aussi par l’importance de la rencontre avec les deux musiciens du trio, Teddy Doris au trombone et Bino Waro batteur-rouleur, avec qui on travaille depuis cinq ans.

Dans le maloya, il n’y a pas de trombone, non ?
Non ! (elle rit) Le maloya que je propose n’est pas forcément conventionnel parce que j’écris d’abord les textes et que les phrasés sont irréguliers. On trouve parfois du rubato sur des éléments qui sont pourtant très carrés. J’ai eu du mal à trouver les musiciens avec qui j’allais pouvoir jouer ce répertoire. Mon manager, Philippe, m’a aidé à construire la musique et à rencontrer les musiciens. Avant ça, on avait rencontré le Surnaturel Orchestra et deux de ses musiciens, Fanny Ménégoz et Julien Rousseau avec qui on a enregistré. Ça m’a paru évident de garder un soufflant car il faut que l’on entende cet essoufflement sur la scène. Même si j’ai beaucoup aimé le premier album, ma voix de soprano est trop proche de la flûte. Avec Teddy, ça a tout de suite marché et on a constitué le trio. Bino est notre lien rythmique avec le maloya : il joue avec plusieurs instruments traditionnels de la Réunion : le rouler, le kayamb ou encore le piker.

Revenons au trombone, vous êtes très souvent ensemble.
Oui, il est traité comme une seconde voix, à égalité. Quelques fois, on doit insister auprès de certains ingés sons car ils ont dans l’oreille que la voix doit être bien loin dessus. Au contraire, on souhaite que le trombone soit au même niveau que la voix car il est aussi important.

Tu chantes en créole réunionnais mais tu as aussi mentionné un second créole.
Non, en réalité, c’est du créole à l’envers (elle rit). L’une des remarques que l’on m’a souvent faite sur mon premier disque, qui porte sur l’inceste, était que les gens s’attendaient à ce que je passe à autre chose, après, du genre : « Ah c’est super ce que tu fais. Mais quand est-ce que tu chanteras autre chose ? ». Si je chantais des chansons d’amour, on me poserait jamais la question… En même temps, je ne voulais pas tomber dans l’un ou l’autre des camps : « je continue parce qu’on me dit de ne pas le faire », ou « je laisse tomber ». J’ai donc repris la matière du premier album et j’ai joué avec : des combinaisons avec des dés, des rythmes à l’envers, retourner le langage… Le thème est devenu une matière sonore avec laquelle on peut jouer sans limite : c’est ça pour moi, la résilience. Ça me permettait de continuer à faire ce que je veux, sans avoir toutes ces remarques et ces injonctions.

« La scène me permet de ne pas installer un déni dans ma vie, d’avoir un lien avec ce que j’ai traversé puis de m’en amuser. »

Bino Ann O'aro
Ann O'aro
Teddy Ann O'aro

On s’est vus en interview la première fois en 2021, après un showcase à Jazz Migration. Tu m’avais alors parlé d’un triptyque qui s’articulait autour de l’inceste, de la décolonisation et du racisme.
Il y a des choses qui sont devenues plus sous-jacentes. C’est comme quand on commence à apprendre une langue : on se concentre sur la forme, on identifie le sujet, puis peu à peu, ça se fluidifie. Pour ma musique, c’est pareil : ces thèmes restent sous-jacents. Ça nourrit toujours ce que je vais écrire, mais je ne suis pas toujours en train de me dire que j’écris là-dessus. Ça reste dans l’imaginaire, il y a des connotations mais c’est plus subtil et ça ne m’empêche pas d’écrire sur autre chose en ayant conscience de tout ça.

Tu te définis aussi comme poétesse. Qu’est-ce que la scène te permet d’accomplir ?
J’aime ce côté où on laisse passer les choses : quand on a fini la phrase, on peut passer à autre chose. La scène permet de ne pas installer un déni dans ma vie, d’avoir un lien avec ce que j’ai traversé, ce recul puis de m’en amuser. Mon existence ne s’arrête pas là : je crée quelque chose qui me ressemble et que je peux partager.

C’est ça qui est très fort quand tu es sur scène. Tu arrives à désamorcer quelque chose, tu parles « d’inceste et de convivialité ».
C’est sorti, il y a deux concerts (elle rit).

Tu me disais qu’il n’y avait pas beaucoup de mots féminins en créole. Est-ce que tu manies le créole d’une façon particulière pour corriger ou amoindrir cela ?
J’ai une façon d ‘écrire le créole qui est différente d’autres… Ce que je t’ai dit, c’était surtout un constat, celui de reconnaître à quel point la société à la Réunion est encore misogyne, incertaine et dangereuse. Les quelques mots qui existaient en créole sont des mots péjoratifs comme « la honte » ou d’autres trucs pas cools (elle rit). On a un taux record d’inceste, de violences intra-familiales contre les femmes Il y a ces faits-divers quotidiens dans les journaux appelés “crimes passionnels” alors que ce sont des féminicides. Les choses bougent, on a beaucoup d’espoir, mais il y a un gros passif avec l’alcool et la vision de la femme en tant qu’objet installée depuis très longtemps et encore très présente.

Est-ce qu’un projet comme celui que tu portes peut avoir un impact sur cela ?
Je sais que j’ai un impact. J’ai des retours de personnes qui osent parler, des hôpitaux m’appellent pour imaginer des interventions auprès d’ados qui sont dans ces problématiques-là. Je travaille également avec beaucoup d’associations pour les femmes. Je vois aussi les réactions de spectateurs et spectatrices. On voit clairement l’impact de nos concerts.


propos recueillis par Lucas Le Texier, mars 2023

photos © Floriane Zambaux

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