les interviews
de pointbreak
Elisabeth Coxall
Serpent sans sifflet
NUBU est lauréat #10
et actuellement en tournée
en partenariat avec JazzMigration
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Est-ce que tu te considères comme une charmeuse de serpent ?
J’aimerais bien, mais si on parle de l’instrument et pas d’un concept métaphysique, c’est bien trop difficile à jouer ! (elle rit)… Le serpent, c’est un instrument qui demande énormément de contrôle et d’adaptation. Il te confronte à tes défauts techniques et psychiques, il te met face à des contraintes qui n’existent pas avec un instrument moderne. Finalement, je crois que c’est lui qui m’a charmée, plus que l’inverse.
Comment t’es-tu tournée vers cet instrument rare et historique ?
J’ai découvert le serpent grâce à une masterclass de Michel Godard au CNSM de Lyon, où j’étais entrée en tuba basse. J’ai commencé la musique par la trompette à 5 ans, puis j’ai exploré différents cuivres avant de tomber sur cet instrument unique qui sonne comme un bois, comme une voix. Ce qui m’a immédiatement fascinée, c’est qu’on me demandait souvent de choisir entre ma voix et mon instrument, comme si les deux ne pouvaient pas coexister pleinement. Et là, j’ai trouvé un instrument qui faisait le lien parfait entre les deux, comme une extension naturelle de la voix humaine.
Comment donnes-tu une place au serpent dans la musique contemporaine et improvisée ?
Le serpent est un instrument qui appartient à une époque où la musique était encore très malléable. À la Renaissance et au Baroque, la musique écrite servait surtout de guide, et l’improvisation y tenait une place essentielle. Quand je me suis mise à explorer cet instrument, j’ai réalisé qu’il se prêtait parfaitement à l’improvisation. Il a un timbre unique qui lui permet de s’intégrer aussi bien dans un contexte de musique ancienne que dans des projets plus expérimentaux.
Tu disais que tu n’as jamais vraiment choisi entre le chant et l’instrument…
Exactement. Pour moi, c’est totalement complémentaire. J’ai toujours aimé explorer la tessiture grave des instruments, alors que ma voix a une étendue différente. Ce qui est intéressant, c’est que la voix est l’outil le plus libre que j’ai. Il n’y a aucun filtre entre ce que je ressens et ce qui sort. Avec un instrument, il y a toujours une mécanique, une technique à maîtriser, un objet qui te sépare du son. Avec la voix, tout est immédiat. Parfois, après un long moment à jouer du serpent, je commence à chanter et je ressens une sensation de liberté incroyable.
Quelles musiques ont marqué ton enfance ?
Ma mère jouait du clavecin et de la flûte à bec, donc j’ai grandi avec François Couperin. Mon père, lui, écoutait du rock et du blues : Talking Heads, Fleetwood Mac, Robert Johnson… Ça a forgé ma culture musicale et influencé mon approche du chant et de la composition.
On sent aussi une forte présence du chant traditionnel dans ton travail…
Oui, mais c’est venu plus tard. J’ai la moitié de ma famille aux États-Unis, l’autre en Angleterre, et j’ai découvert à 16-18 ans que beaucoup de chansons avaient voyagé des deux côtés de l’Atlantique, évoluant à travers les époques et les styles. C’est fascinant de voir comment un même morceau peut exister en version folk, punk ou blues.
Des standards !
Exactement ! Ce sont des morceaux intemporels, qui se réinventent sans cesse.
Que représente pour toi le fait que Nubu soit lauréat Jazz Migration #10 ?
Une immense joie ! C’est une reconnaissance et une opportunité précieuse. Ce dispositif nous aide à structurer notre diffusion et à mieux définir notre projet, ce qui est essentiel quand on fait une musique hybride et difficile à classer.
Comment travaillez-vous l’équilibre entre improvisation et composition dans Nubu ?
Ça dépend des morceaux et de qui les écrit. Certains sont très précis, avec une place définie pour l’impro, d’autres partent d’ambiances ou d’idées plus ouvertes.
J’ai remarqué qu’il y avait une touche d’humour et de jeu dans votre musique, notamment à travers l’utilisation des voix et des dialogues instrumentaux. C’est voulu ?
Oui, complètement ! On aime bien jouer avec les timbres, les dynamiques et les interactions. Il y a des effets de surprise, des chœurs improbables, des moments où on casse volontairement une ambiance pour amener un rebondissement.
Le serpent et le bugle sont historiquement des instruments militaires et masculins. As-tu déjà ressenti du scepticisme face à ce choix ?
Oui, bien sûr. J’ai commencé très tôt et je ne me rendais pas compte au départ des enjeux de genre dans la musique. Mais en grandissant, j’ai vu à quel point les cuivres sont encore largement dominés par les hommes. Quand j’étais au conservatoire, la question du genre n’était pas forcément mise sur la table, mais elle était bien présente. Dans certains milieux, on te fait comprendre, parfois même inconsciemment, que ce n’est pas “ton” instrument. Encore aujourd’hui, en musique classique et en orchestre, les postes en cuivres sont occupés par une écrasante majorité d’hommes. J’ai joué dans des ensembles de fanfares militaires à une époque, et là, c’était encore plus flagrant. Ce sont des environnements où les blagues sexistes et les remarques sur la “place” des femmes sont monnaie courante. À un moment, j’ai compris que ce n’était pas un endroit dans lequel j’avais envie d’évoluer. Il y avait cette idée persistante que les femmes ne jouaient pas de cuivres graves. Encore aujourd’hui, même si les choses bougent, il y a beaucoup plus d’hommes tubistes et trompettistes que de femmes. Le jazz, lui aussi, a encore du chemin à faire. Il y a des efforts de programmation pour que les festivals soient plus inclusifs, mais sur scène, on voit encore une majorité masculine.
Comment vis-tu cette réalité aujourd’hui, dans un circuit plus orienté musique improvisée ?
C’est totalement différent. Dans le jazz et la musique improvisée, il y a un vent de changement, même si ce n’est pas encore parfait. Le serpent, par exemple, est tellement rare qu’il échappe aux stéréotypes : il n’y a pas d’image préconçue de « qui devrait en jouer ». Mais au-delà de l’instrument, il y a encore du boulot. Les festivals sont en train de faire des efforts pour programmer plus de femmes, mais dans les coulisses, il y a encore des disparités. Quand une femme est sur scène, il y a souvent une attente inconsciente : on va attendre d’elle une certaine douceur, une certaine esthétique… Alors que les musiciens hommes sont perçus plus librement, plus dans la diversité des rôles. Il y a aussi une image très ancrée de la chanteuse dans le jazz : la femme qui chante et l’homme qui joue. C’est une vision dépassée mais encore bien présente. Personnellement, je revendique le fait d’être instrumentiste et chanteuse à la fois, sans que l’un prenne le dessus sur l’autre.
Tu es aussi très investie dans la transmission.
Pour moi, transmettre, c’est fondamental. J’ai enseigné très tôt, même pendant mes études. Aujourd’hui, j’ai un poste de responsable pédagogique, ce qui me permet d’avoir une vision plus large sur les méthodes d’enseignement et sur la manière dont on peut faire évoluer la pédagogie musicale.
Qu’est-ce que la transmission t’apporte ?
Ça me pousse à me remettre en question en permanence. Quand tu expliques quelque chose à un élève et qu’il ne comprend pas tout de suite, ça t’oblige à réfléchir autrement, à clarifier tes idées. C’est aussi une façon de toujours apprendre et de rester dans une dynamique d’amélioration.
Des projets à venir pour NUBU ?
Beaucoup de concerts et un album en préparation ! L’album sortira normalement fin 2024, et pour le financer, on va lancer un crowdfunding en mars. On veut vraiment proposer un projet qui reflète notre identité musicale, entre improvisation, composition et jeu sur les timbres.
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propos recueillis par Selma Namata, 26 février 2025
photos © Maxim François / AJC
+ d’infos sur JazzMigration
NUBU en concerts le 14 mars : Jazz à Belfort (90) / le 15-16 mars : Nubu + orchestre Chinon (37) / le 22 mars : Nubu + orchestre Brive (36) / le 20 mai : Salle Estran – Guidel (56) / le 29 mai : Jazz dans le bocage – Tronget (03) / le 31 mai : Jazz sous les pommiers – Coutances (50)
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