Jasmine Lee © Maxim François

pointbreak
et la recherche

jazz
& varietes

compte-rendu du
colloque des
14 & 15 novembre 2024

Université Evry Paris-Saclay

par | 6 Fév 2025 | interviews, articles

Les 14 et 15 novembre 2024, Martin Guerpin, maître de conférences en musicologie à l’Université Paris-Saclay, laboratoire RASM-CHCSC et Manon Fabre, doctorante en musicologie et en histoire à l’Université Paris-Saclay, laboratoire RASM-CHCSC, ont organisé la 4ème session des « Actualités de la recherche sur le jazz en France ».
Consacrées aux liens entre le jazz et les musiques de variétés, ces deux pôles et leurs échanges ont pour coutume d’avoir été largement ignorés ou au mieux, minimisés. La faute à la construction d’un récit historiographique du jazz qui autonomise ce dernier vis-à-vis de ses liens avec les musiques populaires et savantes, le condamnant à l’isolement académique et stylistique (1). Si la construction d’un récit d’une tradition du jazz pouvait être nécessaire à une époque, répondant à plusieurs critères telles que la recherche de la respectabilité ou la création d’un marché du travail (musicien.nes, professeurs.e, journalistes…), il est nécessaire aujourd’hui de critiquer ce récit officiel. Sherrie Tucker évoque directement le rôle des New Jazz Studies et l’introduction du concept de dissonnance par le biais des concepts de race, de genre, et plus largement, sur l’étude ce qui a été appelé jazz ou non (2), afin de compléter cette histoire « officielle ». En ce sens, cette 4e journée d’étude participe à faire l’épistémologie de l’histoire du jazz en questionnant les liens et les frictions entre le monde du jazz et celui des variétés.

journee du 14 novembre

journee du 15 novembre

14 novembre

La première séance autour des « Théories et méthodes » a permis d’envisager des approches particulières pour interroger le jazz, et monopoliser celles-ci dans le cadre d’un rapprochement avec les variétés. Fer de lance dans la diffusion de la théorie des musiques audiotactiles du musicologue italien Vincenzo Caporaletti, Laurent Cugny, professeur des universités en musique et musicologie à Sorbonne Université, laboratoire IReMus, a défendu que le moment-clé du jazz est bien celui où les musicien.nes font de la musique. Cette évidence permet au chercheur de critiquer l’émergence du paradigme New Musicology, approche des années 80 qui replaçait les interprètes musicaux comme des sujets collectifs, réutilisant les approches des classes, des races des genres (3). Comment retrouver alors le sujet musical, actif, celui de la musique, noyé ainsi derrière le contexte ? Il y a 10 ans, les musiques audiotactiles furent un début de réponse, permettant de relever la singularité des musicien.nes à l’écoute d’un disque grâce à l’étude musicale d’éléments comme les notes et le son, mais aussi des traits de personnalités comme l’articulation, le timbre de la voix, l’intonation. Sans renier l’apport des sciences humaines dans la construction d’un.e musicien.ne, Laurent Cugny insiste sur l’importance de la psychologie, la sociologie ou l’histoire pour rechercher des origines, mais nient la certitude qu’elle en seraient des causes. Combinant contexte  historique et sociologique, ainsi que l’analyse formelle du matériau musical, le chercheur propose un modèle qui permet d’établir des profils de musiciens, empruntant davantage au cinéma et à la littérature qu’à la science.
Cette question des origines permet donc de compléter l’histoire du jazz. Clément Séchaud, doctorant en musicologie à l’Université Bordeaux Montaigne, a exploré dans son travail de recherche les liens entre le jazz et le ragtime. Aucune étude contemporaine ni ouvrage musicologique ne s’adonne réellement à l’étude du ragtime, ni à l’analyse de son matériau musical. Relégué aux origines du jazz, le style n’est pas mentionné dans le Jazz. Its evolution and essence d’André Hodeir (4), et les analyses musicales et harmoniques des compositions de ragtime ne sont que partielles dans les ouvrages d’Edouard Berlin (5) et de Gunther Schuller (6). En l’occurence, Clément Séchaud démontre que de nombreuses progressions harmoniques du ragtime, nourries en partie par la musique savante occidentale tel que le cycle des quintes, se retrouvent dans le jazz : l’anatole ou rhythm changes, le christophe, les substitutions tritoniques… Le déclin du ragtime, délégimité de par son exigence technique, l’absence d’expressivité et le statut bâtard entre ses origines savante et populaire, semble l’avoir privé d’une analyse qui pourrait amplifier la compréhension des origines du jazz, et de la filiation culturelle et musical de ce dernier avec l’entertainment américain (7).
Karl Ruz Ferrara, doctorant en musicologie à Paris 8, laboratoire CISI, a proposé une approche concrète des frontières poreuses entre le jazz et les musiques populaires. Ferrara a étudié les musicien.nes de la « taramblu », musique d’origine napolitaine issue du croisement entre la tarentelle et le blues, jouée par les descendant.es afro-italien.nes d’Italie du Sud. A cette recherche d’identité, Karl Ruz Ferrara propose de la prolonger en questionnant la manière dont les musicien.nes, volontairement ou non, font de la rhétorique. Contrairement à la rhétorique aristotélicienne qui défendait la logique pure et le détachement de soi, le champ jazzistique pourrait être analysée selon la nouvelle rhétorique promue par Chaïm Perelman et Michel Meyer, qui insistent sur l’importance de l’instant et l’argumentation ad hominem – et donc, la singularité du musicien, de son auditoire, de la scène et plus largement, du contexte.

La deuxième partie de la matinée fut consacrée aux musiciens d’orchestres et de studio. Léo McFadden, doctorant en musicologie à Sorbonne Université, laboratoire IReMus, a proposé d’étudier l’influence du jazz sur la musique du pianiste américain Ran Blake. Au travers d’une étude du morceau Collaboration (8) de Stan Kenton, Leo McFadden dresse les similitudes musicales entre Kenton et Blake : l’emploi de dissonances pour déstabiliser les tonalités et pouvoir moduler ; l’originalité des mouvements de basse. Plus largement, l’orchestre de Kenton et ses expérimentations dans le Third Stream (courant musical mêlant, pour le dire vite, jazz et musique classique) aurait fourni un véritable modèle de jeu à Ran Blake, reproduit dans ses versions de When The Saints Go Marching’ In.
Le dernier temps de la matinée fut consacrée au Wrecking Crew, la seconde génération des musiciens de studios de Los Angeles, officiant dans les années 60. Jean-Baptiste Kreisler, doctorant en musique à l’Université Toulouse-Jean Jaurès, laboratoire LLA-CREATIS, a mis en évidence la plasticité de styles dont les membres furent capables de couvrir. Les musiciens étant souvent réduits pendant les sessions à des instructions sommaires, leur connaissance de jazz aurait joué un rôle déterminant dans leur capacité à pouvoir s’adapter à des styles très diversifiés. Malgré leur absence de mention dans les crédits, l’exemple de Carol Kaye, ancienne guitariste de jazz devenu bassiste électrique, autrice de 10.000 sessions d’enregistrement, suffit à démontrer les bases musicales solides et l’omniprésence du jazz dans le jeu des musiciens de studio.

Début d’après-midi, la journée d’études a repris avec une première session attachée spécifiquement aux liens entre le jazz et les variétés. Martin Guerpin, maître de conférences en musicologie à l’Université Paris-Saclay, laboratoire RASM-CHCSC, a axé sa communication autour de la naissance des variétés françaises dans les années 1930-1940 et de leur lien avec les mondes du jazz et du music-hall. Catégorie littéraire pour désigner un pot-pourri de chroniques, le mot « variétés » est aussi utilisé à la fin du XVIIIème par le théâtre qui échappe aux catégories pré-établies, en opposition au théâtre de répertoire. Au XIXème, le mot se fond avec le music-hall : le music-hall de variétés consiste alors en une succession d’attractions sans rapport entre elles, à l’opposé des music-halls spécialisés des revues. Ces numéros peuvent consister en des tours de danse et de chants, des acrobaties et jongleurs, des clowns, des excentricités musicales, des pantomimes, des exhibitions sportives, des numéros équestres, etc.. À la fin des années 20 et surtout dans les années 30, la radio va produire des programmes qui reprendront le terme, réalisant le pendant sonore du music-hall de variétés, mélange de chansons, de sketchs, et des genres à la mode tels que le tango, le one-step, le foxtrot, la valse ou le symphonique. Influences réciproques ici : les orchestres français des années 30 et 40 (Ray Ventura, Grégor et ses Grégoriens) syncrétisent alors les pratiques du music-hall de variétés, et celles des attractions comiques et musicales de l’influent chef d’orchestre anglais Jack Hylton dans ce qu’on nommera le « jazz d’attraction » ; le monde du music-hall laisse, quant à lui, une place de plus en plus importante aux jazz bands dans ses spectacles. Cette plasticité des orchestres français permet aussi de s’affirmer face aux nombreux musiciens étrangers dans une logique corporatiste, systématisant les genres typiques, régionaux avec une base de jazz, base qui leur permet de jouer de tout (9).
Se rapprochant de la recherche de Sherrie Tucker sur les orchestres féminins américains (10), Manon Fabre, doctorante en musicologie et en histoire à l’Université Paris-Saclay, laboratoire RASM-CHCSC, a proposé une communication autour des orchestres de danse féminins dans les années 30. La recension de près d’une centaine de ces orchestres féminins a mis en exergue des logiques similaires aux orchestres de variétés masculins – répertoire populaire, attractions -, cependant conditionnées à une double logique de marginalisation. Marginalisation d’abord géographique et sociale : absentes de la scène parisienne, ces orchestres de femmes sont souvent mises en avant comme des « orchestres de brasserie » – qui ressemblent alors aux orchestres des music-hall de variétés – et sont présentes en province, dans les colonies et à l’étranger. Seconde marginalisation, elle, du monde du jazz : l’authenticité étant réservée aux hommes, elles ne sont pas mentionnées dans la revue Jazz Hot et reste au mieux traitées à la marge, comme dans la revue Jazz-Tango où elles sont mentionnées sans termes musicaux – contrairement à leurs homologues masculins.
Leïla Olivesi, doctorante en musicologie à la Sorbonne-Université, laboratoire IReMus, a axé sa communication sur la porosité de la musique de Duke Ellington entre le jazz et les musiques populaires. Duke Ellington permet d’observer dans quel écosystème se situent les musiciens américains dans la première moitié du XXème siècle, où jazz et entertainment se confondent alors (11), lui qui est auteur de comédies musicales et à la tête d’un orchestre qui joue de nombreux airs populaires américains. Tandis que ses tournées européennes reproduisent les pratiques américaines et leur répertoire mixte, Ellington prend conscience que le public du Vieux Continent réclame avant tout ses compositions originales. Voulant continuer la musique de danse tout en promouvant ses propres morceaux, le chef d’orchestre va recourir à la pratique du medley, sorte de pot-pourri qui lui permettra de répondre aux attentes du public, demandeur des airs populaires, et répondre à ses attentes à lui de compositeur. Le medley ellingtonien crée ici un répertoire à part et hybride, entre jazz et variétés – airs populaires.

Dans le dernier temps de la journée du 14 novembre, la journée d’études a interrogé les archives du jazz au sein de la Bibliothèque nationale de France (BnF) et de l’Institut national de l’audiovisuel (INA). Jérôme Fonty, du Département de la Musique de la BnF, a proposé quelques éléments de méthodologie pour rechercher plus efficacement dans les bases de données en ligne de la BnF et des services connexes tels que Gallica. Plus récemment, la BnF a accueilli de nouveaux fonds, tels que celui de l’homme de radio André Francis, du clarinettiste Hubert Rostaing, du saxophoniste Jean-Louis Chautemps, du clarinettiste Eugène Delouche ou encore du collectionneur belge Léon Dierckx. Restait la question des fonds d’archives radiophoniques. Annie Lauzzana, travaillant à la direction des Patrimoines à l’INA, a réalisé un aperçu des émissions et des documents radiophoniques dont disposait l’institution. Evoquant les problématiques propres à l’archivage – lenteur de restauration des documents sonores, descriptions parfois aléatoires et lacunaires -, les fonds conservés par l’INA permettent de retrouver des concerts, reportages sur les musiciens américains en France, et des émissions sur le genre qui sont conservés pour la plupart à partir de l’Après-guerre.

1. Voir ici les premières remarques de l’article de Scott DeVeaux, « Constructing the Jazz Tradition. Jazz
Historiography », Black American Literature Forum, Vol. 25, No. 3, Literature of Jazz Issue, Automne 1991, pp. 525-560.

2. Sherrie Tucker, « Deconstructing the Jazz Tradition. The ‘Subjectless Subject’ of New Jazz Studies », Jazz Research Journal, vol. 2, No. 1, pp 31-46.

3. Une synthèse de cette approche pourrait être le livre de Tony Whyton, Beyond a Love Supreme. John Coltrane and the Legacy of an Album, New York, Oxford University Press, 2013, 176 p. Sur les questions de l’utilisation des contextes dans l’historiographie du jazz, voir le dialogue entre Mark Gridley, « Misconceptions in Linking Free Jazz with the Civil Rights Movement », College Music Symposium, Vol. 47, 2007, pp. 139-155 ; et la réponse « In Defense of Context in Jazz History. A Response to Mark Gridley », College Music Symposium, Vol. 48, 2008, pp. 157-159.

4. André Hodeir, Jazz. Its Evolution and Essence, Grove Press, New York, 1956, 295 p.

5. Edward A. Berlin, Ragtime. A Musical and Cultural History, Los Angeles, Université of California Press, 1984, 250 p.

6. Gunther Schuller, Early Jazz. Its Roots and Musical Development, New York, Oxford University Press, 1986, 401 p.

7. « Ce que les Européens appelaient ‘‘jazz’’ au sortir de la Première Guerre mondiale se composait d’un mélange de musique ‘’traditionnelle’’, de ragtime instrumental, de jazz symphonique, de musique de danse, de gags vocaux, et de ce que les musiciens français des années 30 appelleront du jazz ‘‘pur nègre’’ ». Philippe Gumplowicz, « Au Hot Club de France, on ne faisait pas danser les filles », dans Philippe Gumplowicz, Jean-Pierre Klein [dir.], Paris 1944-1954. Artistes, intellectuels, publics, la culture comme enjeu, Paris, Autrement, 1995, p. 169.

8. Stan Kenton, Kenton in Hi-Fi, Capitol, 1956.

9. Voir ici Jacques Hélian, Les grands orchestres de music-hall en France, souvenirs et témoignages, Paris, Fillipacchi, 1984, 236 p.

10. Sherrie Tucker, Swing Shift. « All-Girl » Bands of the 1940s, Durham, Duke University Press, 2001, 424 p.

11. Paul Lopes, The Rise of a Jazz Art World, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.

15 novembre

La première session de la journée autour des pianistes et du piano dans le jazz au XXIème a cherché à proposer de nouveaux cadres et problématiques pour une histoire jazz – histoire immédiate (1) ou, tout du moins, histoires qui dépasseraient la première moitié du XXème siècle et des années cinquante bien pourvues par l’historiographie du jazz en France (2).
Elle s’est ouverte par une communication de Nathan Arnoult, doctorant en musique, lettre, langages et arts à l’Université Toulouse-Jean Jaurès, laboratoire LLA-CREATIS autour d’une expérimentation menée auprès de cinq pianistes de jazz : Alfio Origlio, Aydin Esen, Carine Bonnefoy, Pierre de Bethmann et Etienne Manchon. Ce processus comportait trois étapes : un test de perception, un entretien du musicien auprès du piano, et un concert-conférence en deux parties qui correspondent à un solo de piano et un répertoire imposé. L’objectif était ici de comprendre les correspondances entre la théorie musicale, la musique jouée par les pianistes et la façon dont celle-ci est perçue. Si, sur le court terme, ce dispositif a permis de mettre en évidence des écarts et adaptations entre la théorie musicale et la pratique de ces pianistes, Nathan Arnoult cherche aussi à interroger la manière dont nous pourrions jouer et analyser le jazz à partir des années 1960. Sans grand système harmonique et théorique, les pianistes ont pourtant relevé des nouvelles relations harmoniques caractéristiques, qu’eux-mêmes retranscrivent dans des techniques du corps spécifiques (3).
Dans un second temps, Vincent Cotro, professeur de musicologie à l’Université de Tours, laboratoire ICD, et Ludovic Florin, professeur de musicologie à l’Université de Toulouse-Jean Jaurès, laboratoire LLA-CREATIS, ont présenté leur futur colloque Pianistes et piano dans le jazz au XXIe siècle : héritages et perspectives. Comme indiqué dans les bornes chronologies, l’ambition des deux universitaires est d’inciter aux recherches sur l’histoire récente de l’instrument, au travers de six principaux axes de recherches, bien que non-exhaustifs :

1. Les articulations (modèles, influences, transmissions, etc.) entre les générations de pianistes au tournant du siècle ;

2. Le piano comme outil de relecture de l’histoire, dans des postures plus sérieuses, plus analytiques et plus historiquement informées comme celle du pianiste Joe Webb reprenant Rosetta, mais aussi dans une histoire de la patrimonialisation telle que la relecture de Kind of Blue par Mostly Other People Do the Killing dans leur disque Blue ;

3. Les pianistes en première ligne de la porosité entre le jazz et les répertoires savant, baroque, contemporain, posant la question du périmètre du jazz ;

4. Les liens entre technologies et piano, comme le pianiste Benoit Delbecq utilisant un piano préparé associé à un ordinateur, voire des expériences interactives et multimédias comme celles de Tin Men and The Telephone ;

5. L’analyse d’une des formation-phrase, le trio de piano ;

6. Le piano comme révélateur de ce que pourrait être le jazz contemporain, et comment nous pouvons interroger les mutations du paysage jazzistique grâce à lui : féminisation des pianistes et nouvelle légitimité, émergence de pianistes d’envergure hors des Etats-Unis, nouvelle complexités de jeu et éloignement de la tradition…

Ce colloque international se tiendra à l’Université de Tours le jeudi 13 novembre et vendredi 14 novembre 2025, en partenariat avec le Petit faucheux.

La deuxième partie de la matinée s’est articulée autour d’une nouvelle session « jazz et variétés». Pierre Fargeton, maître de conférences en musicologie à l’Université de Saint-Etienne, laboratoire IHRIM, a proposé une communication sur la chanson Couchés dans le foin et ses circulations, symboles de l’hybridité entre le jazz et les variétés. Composée par Mireille (Hartuch), paroles par Jean Nohain, la chanson est popularisée par le duo de (Jacques) Pills et (Georges) Tabet. Elle marque également une véritable mode des croisements entre jazz et variétés, styles qui circulent énormément dans les orchestres des années 30 et que Jean Sablon intensifiera avec, entre autres, Django Reinhardt (4). Le chanson possède sa traduction anglaise, Lying In The Hay et est enregistrée dans 65 versions entre 1932 et 1996. Si Pierre Fargeton remarque les différentes traces de la popularité de la chanson, sa communication permet de mettre en lumière les différences entre la version française et anglaise – la forme complexe de Couchés dans le foin est simplifiée pour Lying In The Hay afin de rentrer dans des formes existantes, AAB ou AABA. Cette contrainte, si elle permet de faciliter son inscription dans le répertoire des orchestres, répond aussi à des contraintes juridiques : l’éditeur français, Raoul Breton, était poursuivi pour la référence au Toréador de Georges Bizet, et n’avait donc pas vendre cette partie-ci à l’éditeur britannique. Les comparaisons entre les deux versions permettent également de remarquer des appropriations différentes : la modification des paroles dans la version anglaise, qui gomme les références aux ébats des amoureux ; la chanson qui se plie aux usages (forme, répertoire des orchestres) en Angleterre, là où les usages en France se plient à la structure de la chanson.
Stéphane Audard, docteur de Sorbonne Université, laboratoire IREMUS, a continué la séquence en évoquant les origines et premières expériences de l’enseignement institutionnel du jazz. Il s’agissait ici de retracer le premier diplôme en musique de danse proposé par l’University of North Texas. Premier flou : bien que consacrée au jazz, les enseignants évoquent plutôt une éducation à la plus politiquement correcte « musique moderne américaine ». En réalité, il s’agit d’un cursus destiné à former des musiciens pour qu’ils intègrent les orchestres de danses et leurs répertoire mêlant rag, jazz et musique populaires. Si l’observation de ce cursus et de son évolution permet de mettre en lumière les premiers jalons de l’institutionnalisation de l’éducation au jazz – cours d’arrangements, cours d’histoire et d’analyse musicale -, seulement un quart de la formation est consacrée au jazz et à la musique de danse. La formation restait avant tout orientée vers la musique savante occidentale.
Pierre-Antoine Badaroux, musicien et chercheur indépendant, a présenté son travail de recherche autour du morceau Little Joe from Chicago de Mary Lou Williams. Badaroux expose ce que pourrait être une histoire sur le monde professionnel des arrangeurs de jazz. Exhumant les arrangements du morceau dans le Fonds Mary Lou Williams, c’est en croisant la graphie présent sur le conducteur avec celle du fonds Benny Goodman que l’on peut retrouver la personne d’Edgar Sampson – celui ayant réalisé un arrangement pour big band en 1944 de la version de 1938. La musicienne enregistre une nouvelle version en 1944, dont on peut retrouver les différents éléments de travaux et de réflexion : les parties rajoutées de trompette et de contrebasse sur le conducteur ; les réminiscences de la version de 1938, avec un collectif vocal ; et des extraits sonores de répétition, où l’orchestre déchiffre l’arrangement de Sampson ainsi que les parties improvisées.

Le début de l’après-midi fut consacrée à une dernière session sur les rapports entre jazz et variétés. Lucas Le Texier, chercheur indépendant et rédacteur au sein de la revue PointBreak, a proposé une communication autour des musiques de variétés et du système radiophonique Français dans l’immédiate après-guerre. Réutilisant le concept de radiomorphose (5) proposée par Cécile Méadel et Antoine Hennion qui désigne la transformation d’une source extérieure dans la réalité propre à la radio, la Radio Française permet de prendre conscience de l’espace social commun qu’occupent les musiques populaires des années quarante, espace que le jazz partage avec les variétés. Les variétés permettent à des musiciennes habituées de la radio comme Freddy Alberti ou Yvonne Blanc de détourner les logiques de marginalisation du genre pour pouvoir produire un discours sur la musique de jazz. Le jazz est aussi, à l’instar des utilisations de la musique à la radio, un outil pour rythmer les émissions comme les jeux radiophoniques, et un style monopolisé comme référent symbolique à la jeunesse et à la modernité par rapport aux vieilles variétés françaises.
Alexandre Piret, doctorant à l’Université de Liège, spécialiste du musicien belge Toots Thielemans, a proposé une analyse de la carrière de l’harmoniciste dans une dialectique artistique et économique. Issu d’une famille de commerçants, éduqué à assurer sa sécurité financière et matérielle, Thielemans en aurait hérité une forme de pragmatisme qui le suivrait dans sa carrière d’artiste et ses collaborations. C’est ainsi qu’il émigre à Stockholm plutôt qu’à Paris car, s’il y a globalement moins d’acteurs et de publics pour le jazz, on cherche davantage de musiciens ; c’est ainsi que, lorsqu’il part à New-York dans les années cinquante, il décide de jouer avec George Shearing qui croise alors jazz et musique populaire plutôt qu’avec Charlie Parker dont il eu l’opportunité de partager la scène. Diversifiant ses activités comme musicien de plateau à la BBC, whistler ou composant de la musique pour diverses occasions – telle qu’un livre sur l’histoire du baseball -, l’harmoniciste incarne la relation ambivalente et les tensions entre le monde jazz, des variétés et de la culture populaire (6).

La deuxième session de l’après-midi s’est concentré autour des approches des pratiques jazzistiques. Paul Albenge, doctorant contractuel en musicologie à Sorbonne Université, laboratoire IREMUS, a examiné la question de l’abstraction comme caractéristique ontologique du jazz. Au travers d’une analyse sur l’histoire longue du jazz par le biais des enregistrements entre 1915 (Prince’s Band, St. Louis Blues/Foxtrot) et 2012 (jusqu’à Malik Mezzadri, Alternate Steps), couplée à la théorie des musiques audiotactiles et à celle de la formativité de Luigi Pareyson (7), il s’agit d’étudier l’évolution de la pratique contemporaine du jazz, et notamment d’expliquer d’une part l’origine et la constitution de la pratique jazzistique ; d’autre part, retracer l’histoire des « systèmes » dans le jazz. Albenge prolonge ici ses recherches sur Nelson Veras et celle de l’hypermaîtrise, postulant que les éléments de la construction musicale ou les procédés de la pratique du jazz, comportent un autre niveau de complexité par rapport à la pratique commune. Ces différents référents analysés dans une longue trame historique, mettent, certes, en lumière la complexification des référents monopolisés, mais aussi leur décontextualisation progressive de leur origine – la gamme blues ne fait plus référence au blues, mais devient une gamme de 6 notes utilisée par les musiciens. En somme, l’histoire de la pratique jazzistique du jazz post-60 pourrait s’analyser autour de la manière dont ces référents sont monopolisés par les musiciens et les dynamiques qui suivent ces utilisations.
Nicolas Souchal, doctorant à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, laboratoire Musidanse, a évoqué la génétique de l’improvisation musicale par le biais d’un processus d’étude des interactions enregistrées au sein de son groupe El Memorioso. Au travers d’une improvisation répétée à l’identique uniquement par la mémoire, il s’agit de montrer les différents pertes de contrôle dans les processus improvisés. En cela, l’analyse des enregistrements et des spectrogrammes permet de mettre en lumière que les matériaux sont respectés mais que leur agencement dans le temps de l’improvisation est fluctuant, causé par deux aspects : les stratégies de mémorisation des musicien.nes ; et les conflits entre la concentration pour restituer l’improvisation mémorisée et les interactions au temps présent entre interprètes.

Pour la dernière session de la journée, cette 4e éditions des « Actualités de la recherche sur le jazz en France », a interrogé l’interculturalité et l’intermédialité. Thibault Marin, doctorant en musicologie à l’Université de Tours, laboratoire Interactions Culturelles et Discursives, est revenu sur l’histoire du Festival des Nuits de la Fondation Maeght à Saint-Paul-Vence. La fondation a joué un véritable rôle de catalyseur entre les disciplines artistiques et artisanales grâce à son micro-village : le spectateur pouvait ainsi découvrir au même endroit des plateaux radios improvisées, des performances minimalistes ou un concert de Sun Ra. Outre le passage remarqué dans les archives de Cecil Taylor en juillet 1969 avec des danseurs, Marin postule que la Fondation s’inscrit alors dans les pratiques utopiques de son temps : sans rentabilité financière, contre-modèle culturelle, avec des publics essentiellement composés de jeunes et d’artistes, les Nuits témoignent de l’aspect kaléidoscopiques des arts de la seconde décennie des années 60 (8).
Frederico Lyra, docteur en esthétique à l’Université de Lille, membre l’institut international de recherches en stratégies politiques Alameda et chercheur attaché au laboratoire de philosophie à l’Université de São Paulo, a conclu la journée en s’intéressant à la trajectoire d’Hermeto Pascoal. Lyra s’intéresse au terme qu’utilise le musicien pour parler de sa musique, « musique universelle ». Retraçant l’histoire du jazz brésilien comme un syncrétisme particulier entre le jazz et la bossa-nova récupéré par l’Occident, tout en montrant que les populations de ce dernier essentialisent par leur écoute ce que serait une musique instrumentale brésilienne, Hermeto Pascoal parvient à se réapproprier les différents  héritages que composent la musique populaire brésilienne, inversant par ici le stigmate de l’exotisme (musique instrumentale brésilienne) et du capitalisme/colonisation (jazz brésilien).

1. Martin Guerpin, « Introduction. Pour une histoire immédiate du jazz en France », Epistrophy, vol. 5, 2020. URL : https://www.epistrophy.fr/pour-une-histoire-immediate-du.html.

2. Jedediah Sklower, Free jazz, la catastrophe féconde. Une histoire du monde éclaté du jazz en France (1960-1982), Paris, l’Harmattan, 2006, p. 59.

3. Jean-Michel Le Blot, « A propos des ‘’techniques’’ du corps : retour sur l’article de Mauss », 2009, halshs-00401717. URL : https://shs.hal.science/halshs-00401717v1/document. Voir aussi Vincenzo Caporaletti et al, Improvisation, culture, audiotactilité. Édition critique des enregistrements du Concerto pour deux violons et orchestre en ré mineur BWV 1043 de Jean-Sébastien Bach par Eddie South, Stéphane Grappelli et Django Reinhardt, Paris, Outre Mesure, 2016, 127 p.

4. Patrick Williams, « Cette chanson est pour vous, Madame… Les années chanson française de Django Reinhardt, 1933-1936 », L’Homme, n°215-216, 103-216. URL : https://journals.openedition.org/lhomme/23909.

5. Antoine Hennion, Cécile Méadel, « Programming Music. Radio as Mediator », Media, Culture & Society, n°3, juillet 1986, p. 287.

6. Howard Becker, « La culture d’un groupe déviant. Les musiciens de danse », Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Editions Métailié, 2016, p. 103-125.

7. Le philosophe italien développe une pensée qui montre que l’art relève aussi bien de la morale que de la science ou de la technique, contrairement à une distinction qui se faisait à l’époque par le biais du grand théoricien et philosophe italien Benedetto Croce. Il s’agit ici ensuite de remarquer que la manière de « former » caractérise une personne et son style ; son style devenant artistique s’il s’agit de former pour former. Ces éléments proviennent de l’article de Gilles A. Tiberghien, « Entre expérience et jugement », Esthétique, édité par Gilles A. Tiberghien, Éditions Rue dUlm, 2007, https://doi.org/10.4000/books.editionsulm.968.

8. Jedediah Sklower, Free Jazz…, op. cit. ; Jedediah Sklower, « Rebel with the wrong cause. Albert Ayler et la signification du free jazz en France », Volume !, 6 : 1-2, 2008, p. 193-219.


compte-rendu par Lucas Le Texier, novembre 2024
photo © DR
+ d’infos sur ces journées d’etudes : ici

Share This