Dans la dernière interview que tu as donnée pour PointBreak, tu sortais alors ton premier EP. Qu’est-ce que le Élie de 2025 dirait à celui de 2020 ?
Il a pas mal évolué – je veux dire, je pense être une autre personne. Comme tout le monde, en plein dans le COVID. Cet EP, c’était un EP de souffrance, celle de ne pas pouvoir faire faire de la musique. J’avais sorti des pistes qui étaient stockées dans mon disque dur, pour les faire exister réellement. Ça faisait une année que l’on n’avait pas joué.
Je félicite cet Élie d’avoir traversé ces années, en cherchant toujours un peu plus la lumière. Cette tournée Era #P, elle est à l’image de ça. On vient de sortir l’album, même si ça fait plus d’un an que je travaille dessus. J’ai la chance d’organiser ces trois concerts en Bourgogne, terre de mes origines et où je viens de me réinstaller. Tout est plus facile, plus lumineux, plus simple, entouré de gens qui sont dans cette même vibration. Il n’y a plus ce côté de rentrer en force dans les choses, comme lorsque c’était le cas lors de ma première interview.
Pour nous, tu fais partie de cette jeune génération du jazz, avec Robinson Khoury, Etienne Renard, Thibault Gomez, Lou Rivaille… Est-ce que tu te sens y appartenir ?
Oui. Déjà, nous jouons ensemble pour toutes les personnes que tu as citées. Ensuite, nous partageons une vision de ce que c’est d’être en vie à ce moment là, sur Terre. Certes, nous sommes musiciens et nous devons faire nos concerts pour rester intermittents, mais nous prenons davantage soin de nous par rapport à certaines générations. Nous n’habitons pas forcément tous Paris car nous n’avons pas que notre carrière en ligne de mire, sortie de cette idée que si tu ne vis pas à Paris, tu vas galérer.
C’est quelque chose sur lequel que tu peux échanger et communiquer avec les anciennes générations ?
Notre génération ne parle que de sujets compliqués pour les autres générations. Pour nous, c’est normal d’échanger sur le questions de minorités, de ne pas se renfermer, d’être intéressé par tout ce qui existe et qui sont des faits de société importants. Je pense que les autres générations peuvent rapidement se dire qu’elles ne comprennent pas et qu’elles ne vont pas s’engager là-dessus.
Pour la question de la santé mentale, je constate que nous sommes tous en thérapie. C’est un plaisir, un bonheur de faire du travail sur nous. Ce sont des choses qui sont essentielles et que l’on ne peut pas forcément partager.
Parle-moi de la composition d’Era #P et de ce qui se passe entre vous.
J’ai rencontré Christelle Raquillet au CNSM, où on avait déjà joué et enregistré de la musique ensemble. Je me suis rendu compte que dans de nombreux albums, mes passages préférés ou morceaux préférés comportaient de la flûte, que ce soit des morceaux de Stevie Wonder, de Prince, Herbie Hancock ou encore le disque de Stéphane Huchard Toutakoosticks que j’écoute énormément, Herbie Hancock…
Pour Nina Cat, j’avais fait quelques jams avec elle à Paris, et je sentais qu’il y avait une énergie avec elle que je voulais travailler. Elle n’aborde pas le piano de la même façon que les pianistes avec qui j’ai joués. On dira « organique », mais c’est une façon qui lui est très personnelle.
Elvin Bironien est la dernière pièce du quartet. Ce qui est drôle c’est que ça ne devait pas être lui pour l’enregistrement. Je le connaissais car nous jouions ensemble dans le groupe d’une chanteuse, Nirina Rakotomavo. Il a apporté un son, du fait de son expérience et de sa culture de la basse électrique. Quand basse et batterie vont dans la même direction, on peut ensuite l’accompagner et mettre un soliste par-dessus. Ça nécessite que que cette base soit-là mais je pense que nous avons trouvé la couleur.
Ça a l’air d’être un lien important pour toi car au début de l’album, tu évoques en spoken word cette connexion que vous avez avec la batterie, la basse, le rythme et la Terre.
Cet album, c’est aussi le premier où je fais ce que je veux dans un studio. Ce morceau initial, c’est le seul endroit où je peux montrer mes traits de caractère. J’avais envie de commencer avec quelque chose qui me représente sous mes multiples facettes. Il y a du sérieux, de l’humour. La musique est quelque chose de très important pour moi, notamment dans sa dimension spirituelle. Quand tu donnes toute ton énergie, tu ne peux pas le faire à moitié. Lorsque les gens ressortent d’un concert et qu’ils sont troublés, changés ou qu’ils ont trouvé ça juste assez, juste super, juste trop, on est obligés de tout donner. Je pense que je n’ai fait qu’une seule prise de chacun des trois solos. J’étais épuisé physiquement car j’ai tout donné de mon être.
Il y a quelques années, nous te posions encore des questions sur les genres musicaux et les frontières entre le jazz, le swing ou le groove. J’ai l’impression que ce n’est plus du tout d’actualité dans ta manière d’aborder la musique.
Ça l’est beaucoup moins sur cet album, en partie grâce à Elvin qui est arrivé et qui a une culture qui n’englobe pas toute ma culture jazz. Ce qui est sûr, c’est que l’on ne va pas faire du jazz comme je l’ai fait jusque-là. Il a fallu que je me fasse confiance sur un tout autre domaine. Simplement, la musique, le rythme, les vagues que nous faisons ensemble. On respire ensemble, on écoute du son ensemble, on est capable de faire de la musique sans mettre d’étiquettes. Tout cela a pris du temps. J’ai étudié le jazz pendant quasiment quinze ans en conservatoire. Je m’en suis défait car oui, je me sentais prisonnier dans mon écriture, dans mon jeu de la batterie, dans mon équipement et dans mes réglages pour que tout sonne bien jazz. Maintenant, je règle ma batterie avec le son que je veux entendre et qui me fait plaisir. Ça paraît évident, mais ça a été difficile pour moi. J’avais besoin de temps, de m’affirmer en tant que musicien et chanter m’a beaucoup aidé.
Tu commençais à peine à assumer ta voix il y a quatre ans. En quoi c’est important de chanter pour toi, en plus de jouer de la batterie ?
Déjà, j’ai toujours aimé chanter. Je le travaille – j’ai envie de chanter, mais il faut que ça plaise à l’auditeur. Ça me permet d’écrire des chansons personnelles, avec une manière de les chanter, d’exprimer leur caractère, de les combiner rythmiquement avec mon jeu de batterie. Les faire sonner et les accompagner dans le même temps.
Même si tu dis que tu as coupé ton lien avec le jazz, on retrouve sur l’album Anthropology. Pourquoi ça fait sens de jouer encore le répertoire ?
Je suis assez fan des artistes qui prennent une décision, que des gens soient contre, que des gens jugent cette reprise et ce choix. Un jour, sous la douche, je me suis dis que c’était Anthropology que nous allions mettre sur cette ligne de basse et cette idée. Il y a un système, il y a une ligne de basse, et ça groove en-dessous. C’est même pas le thème en entier, c’est juste un premier morceau de la mélodie, de manière atonale, avec deux ou trois flûtes. Absurde !
C’est aussi parce que le jazz, ce n’est pas simplement une esthétique, c’est également un répertoire qui est là pour être joué. A nous de voir si on le joue de manière plus traditionnelle ou pas. Et nous, c’est le « ou pas ». Comme c’est un thème connu, ça marque, et tu sais dorénavant que cette version existe.
Pourquoi c’était important d’ajouter des invitées, Lou Rivaille et Nirina Rakotomavo sur l’album ?
J’avais vraiment envie d’écrire cette chanson (Chapter I – Honeymoon, Chapter II – Gratitude). Nirina est quelqu’un qui a été très importante pour moi. Elle m’a invité à jouer dans son groupe. Les premières fois, j’étais complètement perdu car c’est un groupe de grosse scène, où il faut envoyer de la grosse batterie, ce que j’étais incapable de faire. L’inviter, c’était une manière comme une autre de la remercier d’exister. Evidemment, j’adore comment elle chante et nous avons énormément de choses à découvrir. Elle vient de la Réunion, moi je suis très proche de l’Inde, c’est une rencontre humaine et musicale importante. Certains les invitent au resto, moi c’est sur un disque.
Lou, parce que je l’ai découvert au festival de Creil. J’étais complètement fan de sa musique et de son groupe, ElliAVIR. J’adore la personne aussi. C’est un plaisir de travailler avec elles, et de les faire se rencontrer les deux.
Enfin, j’aime bien placer en dernière piste d’un album une ouverture sur une suite potentielle. J’ai envie de faire des chansons, d’inviter des personnes pour jouer ces chansons. C’était aussi une façon de chanter, de jouer du piano, de développer quelque chose que je vais continuer à faire, des albums où je suis multi-instrumentiste et où je suis chanteur. Le jazz, c’est aussi ça que ça m’a fermé, car le chant en jazz est quelque chose de très jugé. Ici, revenir simplement à faire de la musique, où on chante et on joue. C’est simplement de la musique.
Tu as réservé un album à 2020. Est-ce que tu penses que 2025 en aura un, également ?
Est-ce que j’aimerais sortir de la musique en 2025 ? Pourquoi pas. L’année ne fait que commencer. Je sais que l’on a de la musique à enregistrer. En fait, je suis calé sur tous les deux ans. 2020 avec Merry Christmas & **** 2020, 2022 avec Réunion, 2024 avec Era #P. Le projet était de passer à un album par an. On n’est pas à l’abri d’une surprise.
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propos recueillis par Lucas Le Texier, La Vapeur le 16 janvier 2025
photo © DR
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