jazzdor 2024

jazzdor 2024

Chroniques live prises sur le vif
des concerts à Strasbourg

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textes : Selma Namata
& guillaume malvoisin
photos © Teona Goreci /
Jazzdor novembre 2024

9 novembre

Alain Jean-Marie
Alain Jean-Marie

9 novembre, Jazzpassage/Jazzdor. Cité de la Musique et de la Danse. La soirée prend l’allure d’une partie de Triominos. Ducret, Mockūnas, Blaser occupent respectivement les côtés de cette rencontre inédite triangulaire. Trois amis de longue date, trois caractères propres et personnels. Premier segment, Marc Ducret et sa guitare farouchement sévère. De retour à Jazzdor après son Lady M sorti d’une chambre d’opéra en 2022. Hybride-rock-contemporain, il semble plus minimaliste et bruitiste que jamais. Deuxième pion de la triade, Liudas Mockūnas. Comme son voisin Ducret, le saxophoniste est chaussé des baskets assez phénoménales. Mais au-delà des sneakers mondialisées, c’est surtout on free jazz angulaire et lituanien qui reste le plus sidérant. Point delta enfin : Samuel Blaser, tromboniste et suisse. À la maison, un peu, lui aussi, Voyageurs, fruit de sa collaboration avec Ducret, sortait en 2021 sur le label Jazzdor Series.
Comme la règle des Triominos le prescrit, les trois joueurs improvisent et chacun joue de son individualité. À chacun sa partie de plaisir, son propre arrangement, son solo de grand chef, sa petite fourberie. Blaser tente de caler discrètement ses influences orchestrales classiques. Mockūnas joue d’extrémité musicale aveuglante, comme s’il tentait de cacher, par son allégresse, une tricherie dissimulée dans son jeu. Ducret vente les sonorités de sa Bretagne actuelle, fait le mauvais joueur, aussi, en engueulant en passant le public, s’imaginant sans doute commentateur de course hippique. Au fil des tours, les métriques et couleurs respectives, posées pièce par pièce sur le ring, s’harmonisent et adoptent une forme hybride et compacte, fruit de la combinaison de milliers de petits triangles sonores. On finit par y voir clair dans le jeu de trois grands enfants ayant abandonné des règles initiales redondantes. Ayant joyeusement trouvé dans ce jeu, la possibilité de formes infinies, sans plus de considération pour la bonne concordance des segments.

Alain Jean-Marie
Alain Jean-Marie

Autre concordance, difficile celle-ci, par les temps actuels. Trouver un respiration commune. Ainsi cette scène de grand ensemble jazz débute par l’asthme. Dans son état brut. De longues minutes d’inspirations et d’expirations, béantes, pendant lesquelles anciens élèves de l’académie lituanienne et grands noms européens, Samuel Blaser au trombone, Peter Bruun à la batterie et Bruno Chevillon à la basse, tentent de synchroniser leurs haleines. Grâce à l’intervention de Liudas Mockūnas et Marc Ducret, initiateurs du projet IMPRODIMENSIJA ORCHESTRA, né au festival de Vilnius, l’oxygène fait enfin bloc au sein d’une composition grandiose de soufflants, de cordes et peaux frappées. Parfois proche d’un arrangement orchestrale solennel, l’ensemble n’en oublie pas pour autant la force singulière du jazz et de l’improvisation de chacun de ses membres, moment consacré d’expression propre. Sous l’égide d’un des maîtres cependant — nommons les ainsi —, puisque les solos des ex-apprentis jouent toujours de paire avec le charisme d’un Ducret, Blaser, Bruun ou Chevillon. Au détour de l’esprit de fédération certain, on sent ainsi un rapport musical parfois scolaire, révélateur d’une forme de démarcation, sans doute due au saut de générations, à la vision encore un peu classique de l’orchestre. Ici, l’enjeu est surtout la multi-culturalité, et au-delà des frontières entre Jazzdor et Vilnius, le pont est bien forgé et la rencontre réussie. On profite alors de la finesse du jeu de batterie de Bruun, mise en avant par sa grande complicité avec Blaser et Ducret, déjà à l’œuvre sur Dark Was The Night, Cold Was the Ground, EP mené par le tromboniste. Même complicité du trio donc, même effet vitalisant pour l’ensemble. Ainsi Bruno Chevillon reçoit un méritoire « Oh le salaud » lâché par un spectateur en plein solo, en proie aux fulgurances vibratoires. Pas mieux. Vivement demain.

Alain Jean-Marie
Alain Jean-Marie
Alain Jean-Marie

10 novembre

Soirée trio à Jazzdor. Un chien de faïence meuglant de ses trois têtes après une très classe complicité à trois faces. Pour celle-ci, Sophia Domancich reçoit deux amis américains, Mark Helias et Eric McPherson. Respectivement contrebasse et batterie. Respectivement des pédrigées qui compte au débotté Don Cherry, Jackie McLean, Mal Waldron ou Anthony Braxton. Pantalon fleuri, cheveux longs blanchis et le pedigree ultra-humble, Sophia Domancich, baba très très cool, accueille ses hôtes comme dans son propre salon. Wishes, c’est le programme. Des voeux, on en fera en pagaille pendant le concert, bien calé dans la tranquillité feutrée du lieu. Comme à l’orée du passage à une nouvelle année, le trio forme des souhaits en forme bilan. 10 ans de complicité, ça se mesure. Métronomie parfaite, discussion soignée, élégante. Domancich passe sous silence ses années rock et africaines pour accorder son spleen, un peu solennel, à la musique de chambre et au classicisme de ses études passées. Face à ces réflexions manifestes et prenantes, Eric McPherson reste infaillible. Haut du col et droit dans ses bottes, charleston implacable. Ses baguettes dressent les lignes de son parcours dans une forme de fatalité inéluctable. Mark Helias, reste en retrait, porté dans sa grande sensibilité, boisée et spéculative, pour réchauffer les âmes de ses deux partenaires. Et soulager les coeurs d’une salle lancée, elle aussi, au plus profond de son introspection.

Alain Jean-Marie
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Sortie de torpeur. Malgré les prochains invités retardés par des transports capricieux, les cœurs s’impatientent. Lancement en paradoxe génial : joie générale incontestable quand Ceramic Dog est accueilli. À 70 ans déjà, Ribot rit et en est beau. Même si, « Fucking Desaster ! », il annonce la grosse loose en guise d’intro. Number 1 : son désarroi face au retour de mèche américain. Number 2 : son micro de guitare est fuckin’ dead (ce qui ne se produit que lors de mauvaises nouvelles). Quoi qu’il en soit, Ceramic Dog aboie toujours. Shahzad Ismaily, Ches Smith, et Marc Ribot optent pour une dynamique simple : aller de l’avant. Même chiens battus, Ismaily et Smith entament le set par une déclaration de guerre. Duo batterie-percussions explosant de cent colères et d’énergie protestataire. À l’extrême. Puis Ribot se pose sur ce bordel, en demi-dieu de la six cordes. Ça grince, ça virevolte, ça bouillonne. Son spoken word grave et puissant pénètre les chairs du vivant. Un vivant fait de références multiples : rock, expérimental, pop, latino (le coco va bientôt réactiver une tournée avec ses Cubanos Postizos) et évidemment punk : tout l’ADN du trio s’étale. Leur récent album, Connection, se présente plus que jamais, dans ce climat politique instable, comme un véritable ralliement sonore. « Here we are », dit Ribot. Trump est au pouvoir mais Ceramic Dog veille et lutte. Tom Waits, les Beatles, Holger Czukay, Sun Ra, parmi tant d’autres, sont évoqués, revendiqués, convoqués ici, aux coté du trio contestataire, tel un bouclier d’art parfait. Face à ce pare-chocs catégorie extra, on n’est plus tout à fait le même. Du genre stoïques face au trio de Sophia Domancich, pas mal de personnalités trouvent leur revers. Les cheveux blancs se dressent sous les coups de Moog ou de basses percussifs d’Ismaily. Certaines oreilles se bouchent face à l’intensité virale du jeu de Smith quand d’autres gosiers se libèrent de cris de jeunesse. Quelques autres spectateurs abandonnent la bataille prématurément. Tant pis, et on avance jusqu’à cet instant final, magique. Celui où Ribot remplace, à l’improviste, son rappel mélancolique par un morceau frénétique et vertueux. Même ses deux molosses frères se font surprendre, puis suspendre, par une standing ovation, la révolte a de beaux restes. Pas sûr que le jour férié à venir suffise à s’en remettre.

12 novembre

Alain Jean-Marie
Alain Jean-Marie

Deux jours après le concert de Sophia Domancich, retour au piano trio. Marie Krüttli, Suissesse pianiste joue avec Lukas Traxel et Gauthier Garrigue, petit français du lot, tout juste expat’ de la tribu Texier, en jeu à D’Jazz Nevers. Krüttli rime sans doute avec rösti, mais la pâte du trio en plus digeste. Mature, dense et compacte, la musique arpente un terrain stable et droit. Seul la Hit-Hat à grelots de Garrigue joue les moineaux en danger. Le piano file, enchaîne sans mal les parties lyriques et les tournes plus rythmiques. On surprend ici ou là quelques métriques à la Omer Avital, Pour le reste, c’est vélocité des chases, maîtrise technique et dextérité cubiste et absolue. Joie des nuances, aussi. Quasi-perfectionnisme déjà à l’œuvre dans Scoria (2024), disque récent du trio passé au peigne fin. Le disque est sorti sur cette mine d’or qu’est Intakt, label agrégeant prodiges et plaisirs. Plaisir aussi, de voir qu’en live, le trio est bien vivant, à l’avant-garge de la nouvelle garde de musiciens. Voir, pour s’en convaincre, le look cool et hiphop des trois musicien·nes : option casquette rose pour Garrigue. Relève jazz assurée. En plus véloce, en plus suisse, et, sans partitions.

Alain Jean-Marie
Alain Jean-Marie
Alain Jean-Marie

Même recette pour Michael Attias. Mais en plus New Yorkais, et plus quartet. Upgrade de bonheur de jouer jeu et de vivre sa vie, en prime. C’est virtuose, nul besoin de le redire ici. Mais cette formation complètement multiculturelle, américano-greco-germano-belgo-canadienne, possède une vitalité indescriptible suspendant ce concert dans une joie notable. Joyeuse, Evi Fillippou, parfaitement reconnaissable par le jeu passionnant de vibra jazz, classique et contemporain, à peine ponctué par ses éclats de rire impromptus, lâchés comme un cinquième instrument. Les trois autres musiciens répondent à ses moments d’exubérances, par des regards brillants, déjà, des espiègleries instrumentales phénoménales. Changements rythmiques inattendus, entrecroisements de soliloques et conversations engagées, puis retour, d’un claquement de doigts, à un unisson de propos. Attias est coutumier du fait, écouter Bobulated sur un de ses derniers disques, pour l’entendre. Au-delà du son, assez proche de celui d’un Tim Berne pour le lyrisme et le velouté acide, il y a une écoute de chaque partenaire. Musique et blagues incluses. Dans la fosse, à défaut d’en comprendre tous les secrets, on reste presque certains que ce quartet semble savoir où le trésor du jazz se trouve. Dans la surprise. Dernier morceau. Michael Attias, part pianoter d’une main sur le clavier du précédent concert, resté à l’angle du plateau. De l’autre main, il répond de son sax. Un genre de duo en solo, rejoint ensuite par la clique. On parlait de joie évidente et de jeu désintéressé. Rien à ajouter.

13 novembre

Alain Jean-Marie
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Après Lucy partie In The Sky, Célestine plane In The Clouds. Avec des diamonds, itou, tant l’instrumentarium de ce quartet est brillant. Chant, contrebasse, vibraphone et basson, soit Marie-Pascale Dubé, Joachim Florent, Taiko Saito et Sophie Bernado, leadeure hardie de ce projet organique et aérien. De quoi donner à ce mercredi un goût de jamais entendu, pour une thématique rarement prise en compte : les problématiques de paix, de cohabitation. Leurs quatre instruments gravitent ainsi autour de la recherche de l’équilibre parfait des matières sonores. Comme une sorte de programme engagé et méticuleusement rédigé, le propos se construit avec minutie et réflexion. Comme pour ces parties solos laissant cours aux longues phases d’improvisation. Deux ressources enrôlées dans l’exploration de ce qu’être en scène et au monde peut bien vouloir dire. Artiste et individu, même combat chez Célestine, versée dans l’agrégat futé de musiques sacrées, spirituelles, contemporaines et ancestrales. Ferveur des basses (contrebasse, basson et voix) quand le vibraphone sonne cristallin. Ailleurs, ça rivalise : drones, arpège bachesques, scansions de textes, doubles notes, noise, frappes intenses, ostinatos et vibratos inaltérables. Et la voix. La voix humaine, celle de son engagement, incarnée par ses chants. Emprunts aux Inuits, frôlant les pulses electro, les saillies de beatbox. Marie-Pascale Dubé, promptement spectaculaire, sidère par son amplitude et son endurance. Idem pour la superposition des quatre voix, pas loin de raviver quelques souvenirs d’écoute de Steve Reich. Un Steve Reich qui serait sans doute aux anges, devant le jeu magnifiquement précis et virtuose de Taiko Saito. Discrète mais implacable dans cette ascension de Célestine aux cieux.

Alain Jean-Marie
Alain Jean-Marie

À défaut de fathers on aura, en beaucoup moins paranos, les Pilgrim brothers. Helvètes, veloutés et clubby. Christophe Irniger, leader du quarteron zurichois, souffle sur la tradition du ténor. En étant grossier, le charnel d’Hawkins, le ténu stellaire de Shorter et la science des motifs dispersés à la Rollins. C’est beau, à peine bousculé par la rythmique. Deuxième piano-casquette du festival, Stefan Aeby la joue pointillisme et clusters de grand sensible. Raffaele Bossard dont le discours cursif à la basse n’a rien de compassé, pousse d’une épaule fraternelle le pack von schwitzerlandia. Soirée estampillée jazzpassage, on est bien, les portes sont grandes ouvertes. Après les respirations et fulgurances hiératiques de Célestine, on retourne à une forme jazzique pure mais loin d’être dure. C’est même assez flottant, au sens aéré du mot, c’est plutôt fluide et un brin dandy. Fort d’une fausse tranquilite, Michael Stulz et ses éclats à la snare se consacre snake. Drive attractif et, comme tout le monde l’attend d’un batteur, un peu dangereux. On s’y colle les doigts, avec l’envie de lancer des ‘wouhou’ d’une pêche à l’autre, Calling The Spirits. C’est sans doute dommage, ce vide laissé par le guitariste empêché, mais comme disait Youri, face à l’espace, on se révèle. Tape dans le dos à Hendrix, vieux trucs révisés, Chat fantôme en guise de titre (Ghost Cat, Intakt, 2023), accents pop bluesy à deux accords en finissant sur Back In The Game. Loin d’être immobiles, encore moins d’être à court d’idées, ces Pilgrims pèlerinent corps et âmes. Carrément amènes, même. Amen.

15 novembre

Alain Jean-Marie
Alain Jean-Marie

Sortie du Fossé des Treize, une collection d’esprits bienveillants. Lumineux et irradiants. Comme cette fleur de lotus qui éclaircit l’eau boueuse dès qu’elle s’ouvre. Pour ce trio où l’hommage respectueux trace la colonne vertébrale, Bruno Angelini accroche ses Lotus Flowers à la boutonnière d’aspirant·es monuments de sérénité. Aujourd’hui c’est pas mal, mieux, aujourd’hui c’est salement nécessaire. Dans la tribu de spirits assemblés au Fossé : le poète Paul Éluard, Berta Cacerès, militante écologiste hondurienne assassinée par principe, Rosa Parks, femme droit debout dans les bus ségrégo-américains, et la longue file des mères argentines de la Place de mai. Et de ces noms-ci, le trio fait musique émouvante. Ainsi Élévation dédiée à Shorter, est loin d’être short, mais une vaste ouverture de set. Le dispositif du trio s’affiche d’emblée. Ligne claire harmonique versus organicité rugueuse de la doublette sax ténor-sax alto. Trio-paradoxe, Lotus Flowers trouve son équilibre dans son risque même. Né de la jonction d’incendiaires free quasi-punk à un piano ouvert sur les paysages d’un monde flottant. Sur le papier, on a le même œil que face à une écuyère dansant sur un tigre à pleine allure. Mais. Angelini, loin de s’économiser, va au charbon. Le pianiste cadre le discours de la base, négocie, frappe et martèle la tonalité de chaque micro-tribute, Sakina Abdou et Angelika Niescier, toutes à la joie suprême d’interprètes-improvisatices colorent et débordent. De rage, d’amour, de précautions éveillées. Face à la fureur joyeuse et hymnique des soufflants, Angelini fort en thèmes, se fait petit maître mélodiste imparable, voir la milonga amochée et poignante du track consacré aux Madres de Mayo défilant à Buenos Aires. Jusqu’à ce final réglementaire, dédié à Nelson Mandela, où le chaos attendu est résolu comme il se doit. Suspendu, et plein d’un espoir en demi-teinte. L’auditeur se débrouillera bien avec ses propres trouilles et scrupules, le groupe aura fait le boulot.

Alain Jean-Marie
Alain Jean-Marie
Alain Jean-Marie

Tilia, au début, c’est tout fin. Ça fait des bruits, des bredouilles. Et, d’un coup, mine de rien, ça défonce tout. Paul Jarret et sa guitare passent à l’attaque. Sun-Mi Hong, batteuse au jeu aérien jusque-là devient maîtresse ès déconstruction. Sur la masse en mouvement, naviguent Étienne Renard, impavide, et les arpèges deutscho-saxés de Philipp Gropper. Plus vraiment post-bop, pas encore très free. Ainsi avance Tilia, par phases, enchaînées sans le montrer. Explorations des retranchements et des possibilités du quartet, recherche commune d’un son vibrant et saisissant. Pas mal, pour une formation montée la veille de ce set, seulement. Très beau, quand le jazz, comme ici, accepte sa part obscure, de jouer avec la virulence propre à la rencontre encore neuve de musiciens. Rencontre de ce genre de jazz où la devise est simple et admirable : toute vélocité est une forme de véracité. Et la vitesse dans Tilia, loin d’être une fuite en avant, est une forme de plaisir patent. La vérité ébouriffe, devient une expérience féroce, une mise à l’épreuve de la confiance mutuelle engagée. Hal Hartley filmait cela très bien en 1991. En plus ado, en plus new wave. La vague, chez Paul Jarret, a le surf plus mystifié et joyeux.

16 novembre

Alain Jean-Marie
Alain Jean-Marie
Alain Jean-Marie

Et les Kaiju gobèrent les cheeseburgers. Digestion lente et son d’ensemble, dense, compact et very very heavy. Le bonheur de retrouver ce trio, à l’endroit même d’une invasion sonique du côté de 2021. Trois ans plus tard, le trio se remet en selle et en jeu avec l’estomac dans les talons, le ventre gai et un tout nouveau répertoire, créé pour cette version 38 de Jazzdor. Moins de monstruosités, plus d’épures mathématiques. Le répertoire est encore nimbé de fraîcheur, pourtant masquée par les habitudes du trio. Inventif de mille idées à la seconde, et prompt à en tenir une seule à bout de bras pour enfoncer son clou jusqu’à la garde, jusqu’à ce qu’on rende gorge ou raison. Pour cela Hermia/Ceccaldi/Darrifourcq ont de la ressource. Du métier, évidemment, mais un métier où la joie ne cède rien à le facilité d’exécution. Ce trio est cool, oui. Ce trio est libre, oui aussi. Il emprunte à la culture pop, dégonde un peu plus les habitudes du jazz post-coltrane, incendie ce qui veut bien s’enflammer. Mais ce trio est une réunion de bosseurs, reconsidérant sans arrêt son propre objet. Sort de la nasse chauffée à blanc, une collection d’ensemble disparate et cohérente dans ses grands écarts. Blues férocement cinématique, cabrioles cubistes, riffs de métalleux à mobylette, extension d’instruments minimales, flexions diagonales des rythmiques, longues plaintes déambulatoire. Rien à apprendre sur la maitrise de chacun, encore moins sur la capacité groupée d’invention. Dans les fortissimo comme dans le sotto-voce, ça joue au cordeau. Précis et fiers de l’être, puissants et sûrs de l’être. Dans le lyrisme de trouvère flagorneur, dans le sourire franc comme dans la classique rétention/déflagration de la masse sonore. Ces trois-là s’amusent à garder d’abord pour soi ce qu’il faudra ensuite balancer à l’oreille de l’auditoire, pour un bonheur partagé. Plaisir d’offrir, joie de recevoir.

Alain Jean-Marie
Alain Jean-Marie

Bordel flamboyant, pour finir la journée. Flamboyante, la circulation de la musique au sein de Boi Akih, plaisir d’auditeur, aiguisé par la découverte du son acide but velouté de Peter Somuah à la trompette, de l’archipel des Îles Moluques sur la carte indonésienne, la greffe évidente de la paire frenchy Hélène Duret / Fanny Meteier (ce son de tuba, clair et mutin sautillant, élégiaque parfois,dans ce joyeux bordel). Sans doute un peu trop ancré dans les médiums, sans réelle basse pour arrondir le sol et asseoir son monde, Boi Aki, version Group, veille sur la tradition free et celestial, qu’on situerait à vue de nez entre Alan Silva et Marilyn Mazur, mise en alerte sous les pattes et les cordes de Niels Brouwer. Le tout joué à l’impériale, « with the free spirit of a violet ». Violente violette. Violente comme le sucre l’était pour Roland Barthes. D’une douceur assassine, surgie des improvisations vocales de Monika Akihary. Parfois, face à ce genre d’image sonore, il faut savoir se taire, et n’a pas trop faire le malin. Malgré son métier, son petit métier, et se laisser aller au bordel, plein du « with the free spirit of a violet ».

jazzdor 24

chic planetes

9 novembre. Première virée au planétarium en suivant la voie de Yuko Oshima. Après son trio SAN avec Saito et Fuji, la batteuse, protégée de Jazzdor depuis quelques années lumières, introduit cette nouvelle série sous la voie lactée. Voix lactée, tout autant. Yuko est également chanteuse, et son timbre, rassurant, presque maternel, détonne avec les sons inquiétants des deux gaillards qui l’entourent. Olivier l’Eté, à la basse, et Kasuhisa Uchihashi à la guitare électrique et daxophone, ont branché câbles et instruments sur des astres reculés. Voici donc Ukiyoto, nouvelle création en trio où la douceur vocale et le grinçant des cymbales se frottent à la noise. Les satellites de chacun se perdent dans la nausée vertigineuse de la projection étoilée. Tout aussi vertigineux ici-bas, Uchihashi et ses machines, Lété jouant au Rubik’s cube, avec les pièces de percus posées sur le manche de sa basse. Oshima ramène, elle aussi, son monde sur la Terre ferme. Solidement terriens, ses chants du nagauta, langoureux, poussant le set dans une dramaturgie rituelle. Jetlag entre terre et ciel assuré. Première virée au planéto, monde flottant et low tempo.

13 novembre. Deuxième rendez-vous, prendre un géant par La Main. Plus simple qu’un enfant, les géants sont définitivement moins braillards. D’autant plus quand ceux-ci prennent des allures de planètes de synthèses. Et sous cette course aux étoiles déroulée sur film, La Main. Trio accorte, où Gilles Coronado, Christophe Lavergne et Olivier Laisney déroulent une autre course. Sonore et tout à fait vivace, celle-ci, où chacun remet en jeu ce qu’il aura reçu des deux autres (ou plus, si on se souvient du concert berlinois de juin dernier avec Sarah Merci et Catherine Delaunay), où chacun fabrique artisanalement sa course étoilée. Des petits astres nés du punch de la culture rock seventies à l’œuvre dans les trilogues, des silver stars de shérifs pépouzes brillant dans les phases plus free et plus aériennes du set. Voir La Main, c’est aussi voir comment se fabrique un son commun. En explorant, en écoutant, en laissant venir à soi les idées des autres. Et en recommençant ceci, dans un ordre inversé. « La mano dans la mano », comme disait le Général.

14 novembre. Après les Géants, d’autres monstres. Ceux, quasi-sacrés, du jazz, convoqués par Maëlle Desbrosses et Fanny Meteier, les deux faces de Météore. Marc Ducret, Dominique Pifarély, Sarah Murcia, par exemple. Monstres de musique comme d’autres sont maitres du cinéma. C’est risqué, audacieux, et donc parfaitement nécessaire de voir un duo issu de la nouvelle génération montante du jazz actuel, passer commande à ceux qui auront tracé des pistes ardues et inventé, depuis le néant de ce même jazz français, une musique dont on entend encore les échos aujourd’hui. Risqué, ça c’est entendu. Desbrosses et Meteier ont, chacune dans leurs mille projets, pu montrer que l’aventure est partie constitutive de leurs sons et musiques respectives. Il y a quelque chose de superlatif à jouer ce que d’augustes autres ont écrit sous des grandes références stellaires animées. Rejouer ce que d’autres ont déjà défriché, c’est pas loin de la possibilité d’être réduit à un véritable statut de météorite. Lumineuse et fugitive. La maîtrise instrumentale, la rigueur d’exécution et les velléités d’un petit théâtre perso laisse Météore échapper à ce piège du jour. La Bataille des Planètes a encore de beaux jours devant elle.

15 novembre. Il y a des batailles très amicales, et la complicité liée entre Sylvaine Hélary et Robin Fincker n’est pas à démontrer. À bien se taper la Bize, ces deux-là ont depuis longtemps vu s’éloigner les vents contraires. Sur ce qui est aux cœur du programme de leur set, les vents du monde et d’autre part, on pourrait chercher à chaque pas l’inspiration de tel ou tel motif. Mais, pour cette session au planétarium, les étoiles déjà alignées se sont agrégées encore ailleurs. Dans la progression même de la session. Agrégat de motifs minuscules et contradictoires d’abord, longues lignes mélodiques fédératrices pour finir. Allez écouter ce qui se joue du côté de l’Orchestre incandescent, de Love Of Life, de Bedmakers, et demain, dimanche, de Shadowlands, pour poursuivre ce raisonnement comme bon vous semble. Ici, sous le film made in La Nasa, Bize flotte. D’une apesanteur de cosaque face au champ de bataille. Tranquille mais irascible. Amicale, soit, on l’a écrit plus haut. Et dans ce vortex miniature, le duo met l’univers entier en équations, impossibles à résoudre, par bonheur, car infinie pour l’oreille attentive. Mon arrière-grand-mère disait souvent, en fin de repas, « qui fait ses vents, vivra longtemps ». Pas certain du rapport avec notre affaire, mais bon, la sagesse populaire, parfois, sait des secrets savants.

Alain Jean-Marie
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