Ishkero
Jazzdor et Jazz Migration accueillaient, le 12 avril dernier, Ishkero parmi les concerts et masterclasses du Jazzlab #5. Le conservatoire de Strasbourg prenait du groove dans l’aile. Avant cela, on s’est glissé en loge, avec Arnaud Forestier, Rhodes du combo et porte-parole improvisé du groupe.
5 garçons sur la Vague © Marie Rouge
Arnaud, tu joues dans un groupe calé entre fusion et jazz progressif, un avis sur le prochain disque de Pat Metheny ?
Oh putain ! (Il rit)… Certes Ishkero peut être connoté fusion, mais on n’aime pas trop ça… Perso, c’est pas une musique que j’ai beaucoup écoutée alors que, dans le groupe, d’autres en sont un peu plus familiers. Pat Metheny, j’ai un peu écouté, pris ce qui m’a intéressé, enfin ce qui me plaisait dans ce que j’ai pu écouter. Bref, on ne se revendique pas de cette école. Si notre musique peut l’évoquer, on comprend pourquoi, pas de souci. On essaie plutôt de se diriger vers un truc à la frontière entre le jazz et le rock, d’où problème : « Ah jazz-rock, donc fusion ». Il y a un truc un peu plus rock prog dans notre son, dans le fait d’avoir la culture du jazz, de l’impro, dans les formes, dans l’interplay.
Cette mise au point faite, on a pu aussi voir Ishkero accompagner le revival de la vibe progressive du Brésil avec des choses comme les ressorties d’Azymuth et, simultanément, créer votre musique, une musique nouvelle avec un son d’aujourd’hui.
Il y a un effet miroir. On se retrouve là par hasard aussi. Avec cet album, on a vraiment pu commencer à définir notre son et pouvoir nous dire : « on sait que c’est ça qu’on veut faire, on aime ce côté rock ». Alors, ça se retrouve au milieu de tout ça, et ça prend bien parce tout se joue en ce moment.
Tu parles beaucoup de rock, ce serait quoi le son Ishkero ?
Avant, on mélangeait beaucoup de choses… Tao Ehrlich et Adrien Duterte, le batteur et le flûtiste du groupe, étaient pas mal influencés par Karim Ziad, par les musiques gnawas, on sortait un peu de la vibe groove. Ça s’est fait un peu à l’ancienne, au fur et à mesure, à force de bosser ensemble et de composer, de créer, de chercher ensemble. Aujourd’hui, Ishkero aurait un son plus rock. On aime beaucoup les effets, on fait attention à ce que le son soit vraiment léché. Il n’y a pas forcément cette culture-là dans le jazz. C’est ce qu’on essaie d’intégrer : pas mal de disto, de reverb assez large, de delay.
Vous êtes des petits blancs frenchy, vous aviez 20 ans dans les années 2000, du coup pour le jazz, le groove, la funk, il faut se fabriquer ses légendes. C’est quoi les vôtres ?
C’est Tao qui nous a réunis pour jouer. Naturellement, on a mélangé les influences de chacun, comme souvent dans les groupes. Il y avait beaucoup de choses variées. Forcément, le jazz parce qu’on a ce bagage en commun. Herbie Hancock, forcément. J’étais aussi très influencé par les trio acoustiques. Je suis pianiste donc c’est ma came, Brad Mehldau, Bill Evans… Même si ça ne se ressent pas dans le son, ça fait partie de ma culture. Il y avait la musique gnawa que je ne connaissais pas du tout. Adrien, lui, kiffe toute la musique columbienne et latino. Et Antoine Vidal, avait une grosse culture groove et rock. Victor Gasq, lui, aime bien Zappa.
Horizons divers, beaucoup d’influences, d’un point de vue extérieur, il y a toujours le petit mystère sur la façon de faire une musique commune. Il semble qu’il y ait une vraie force collective au sein votre groupe.
Y a pas de leader assumé. Ishkero, ça se fait à 5, parce qu’on est juste une bande de copains qui voulaient faire de la musique, mais comme beaucoup d’autres groupes j’imagine.
Et ça, ça suffit vraiment ?
Je pense, oui. À un moment, j’étais encore en train de faire des études, et je savais pas trop… Ça faisait déjà 2/3 ans qu’on avait ce groupe. On sortait ensemble en jam. Il y avait ce truc-là de se dire : « on va essayer de vivre de la musique, on en a envie ». Tout ça, ça a participé à ce que tout colle et que ça puisse tenir.
« Il y a forcément un concert où tu vois que t’as pas réussi à transmettre ton énergie, et c’est frustrant. C’est ça l’enjeu. Faire que ça se passe bien. »
8 ans, pour un groupe aujourd’hui, c’est déjà une bonne petite durée. Vous mettez un pied dans l’âge adulte, il faut grandir, et prendre ses responsabilités quand elles commencent à arriver. Qu’est-ce qu’Ishkero vous a appris sur la manière de fabriquer de la musique ?
On a appris en faisant seuls, personne pour nous aider, ou alors très peu. Petit à petit, il y a des rôles qui se sont répartis, la com, la technique et la régie, le travail en studio alors qu’on y connaissait rien. Moi j’avais jamais mis les pieds dans un studio. On a apprit comme ça, on s’est même fait notre petite expérience, on a encore beaucoup de choses à apprendre là-dessus. L’album, ça nous a forgé une plus grosse expérience à ce sujet.
À l’écoute de Shama, votre premier LP, c’est très évident, vous avez soigné la prod.
Le premier EP, c’était le premier, donc un peu fait à l’arrache, c’est normal. Le deuxième, c’était un peu la même idée mais en mieux. On était encore un peu loin de ce qu’on voulait obtenir, d’un son un peu fat qu’on ne retrouve pas forcément dans le jazz.
Ce son ‘fat’, c’est quoi ?
La culture rock, un son léché, produit, bien travaillé et bien mixé. Pour le troisième EP, c’était différent. On a commencé à bosser avec un label, de manière un peu plus sérieuse, on va dire. Mais on répondait à une sorte de commande. C’était un label imprégné funk et musique anglaise donc il fallait un peu coller à ça. On commençait à avoir un son plus propre, mais c’était pas encore ce qu’on voulait faire. Et là, pour notre premier album, c’est ça ! On a pu enfin tout combiner et on sait où on peut aller maintenant.
Ishkero, c’est plus un groupe de scène qu’un groupe de studio ?
Oui, complètement. Tu parlais de ce qu’on a pu acquérir comme expérience… Clairement, c’est sur scène. On a démarré comme beaucoup, dans des petits endroits où il faut faire plein de compromis, où il ne faut pas être compliqués mais débrouillards pour que ça sonne. Petit à petit, on a eu le chance de pouvoir jouer dans des festivals plus gros… Jusqu’aux trucs hyper cool. Et à partir de là, forcément tu commences à te faire de l’expérience. On est clairement un groupe de live. C’est ce qu’on dit, il faut venir nous voir en live parce qu’on essaie de faire en sorte que les concerts soient différents à chaque fois. On se fait vraiment chier à chaque fois de faire en sorte que ce soit différent, de ne pas refaire le même concert.
Différent en quoi ? La tracklist ?
Voilà ! Changer les structures, changer les solos, changer les grilles. Et, même mettre de nouveaux morceaux en jeu. Comme là, ce soir on va faire un des nouveaux parce que ça nous fait kiffer, pour nous aussi, c’est cool ce genre de challenge.
Pour finir avec Shama, il y a un truc amusant avec les titres de vos morceaux…
Ouais ! (il rit)…
… Toujours très courts et un peu cryptés.
Ça fait 8 ans que le groupe existe, donc il y a beaucoup de private jokes entre nous. Souvent, ça part dans les titres de morceaux, et ça nous fait marrer parce qu’ils sont là, et à chaque fois on peut soit inventer des histoires quand on nous demande de les expliquer. J’aime bien l’idée que quelqu’un, qui prend le temps de regarder les titres, se fasse sa propre idée.
Sur scène, c’est quoi les enjeux pour Ishkero ?
Déjà, notre plaisir, puis qu’on arrive à transmettre de l’énergie. Il y a forcément un concert où tu vois que t’as pas réussi à transmettre et c’est frustrant. C’est ça l’enjeu. Faire que ça se passe bien parce que notre musique elle est quand même un peu dans une niche. C’est accessible mais il faut faire la démarche parce que tout le monde n’écoute pas ça. Si on arrive à transmettre ça, c’est gagné. On a fait pas mal de concert avec des publics différents, des personnes plutôt âgées qui se disent « on va voir un concert de jazz » et sont super surpris dans le bon sens. Avec un public super jeune, super varié, il y a un truc de transe, de se mettre dans un mood, dans une énergie… Et en même temps, si on peut leur faire découvrir des aspects dont ils n’ont pas l’habitude comme une impro ou un solo.
Tu parles de la jeune génération, vous l’avez approchée au cours de vos tournées, montées notamment avec Jazz Migration. Il y a un nouvel appétit pour le rock, le prog’, cette forme de jazz-là. Comment tu la comprends, toi, cette nostalgie ?
J’ai l’impression qu’il y a un truc qui se joue avec des groupes instrumentaux qui empruntent à la techno ou au rock prog. Je pense à Daïda, à Léon Phal ou à Émile Londonien, par exemple. Et il y a une forme d’attirance du public pour ces musiques. Les gens en ont envie. Peut-être parce que ça incorpore d’autres styles, qui les touche plus que si c’était seulement du jazz.
J’ai l’impression qu’il y a un retour à une envie de plaisir pur.
Ouais ! Carrément ! De voir des instrumentistes se donner sur leurs instruments. Besoin de revenir à un truc un peu essentiel. Peut-être que je dis des conneries (il rit)… Je pense qu’il y a une vague qui revient. Un peu comme il y a quelques temps avec le renouveau du jazz anglais.
On parlait de Jazz à Vienne et de leur compile Passé/Futur… C’est quoi le rapport d’Ishekero à l’héritage, le rapport à vos pairs, à vos contemporains ?
Nos influences viennent de nos pairs. Les contemporains, c’est des potes. On se voit souvent, il y a un peu cette émulation, on est tous ensemble et on a envie que ça monte, on a quelque chose à communiquer et on veut le faire entendre. On est tous un peu dans la même vague, avec nos identités propre cependant. Donc ça se répond forcément. Il y a un héritage parce qu’on a tous baigné dans ces musiques-là, qu’on le veuille ou non. Et on a intégré ça peut-être de façon inconsciente, que ce soit le groove, certaines couleurs, certaines harmonies…
Tu évoques le groove, c’est quoi pour toi ?
Wow ! (Il rit )… Dure question… C’est difficile parce que j’ai l’impression qu’on peut mettre ce mot sur plein de trucs Même pour du jazz un peu ancien, même si, quand on pense groove, on pense peut-être plus funk… Pour moi, c’est peut-être d’abord une rythmique efficace, pas forcément compliqué mais simple, ciselée, taillée. Même la mélodie la plus simple va pouvoir prendre une dimension quasi spirituelle, entrer dans une forme de transe.
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propos recueillis par Guillaume Malvoisin, à Jazzlab Starsbourg avril 2023 (retranscription Florentine Colliat)
photos Front © Marie Rouge / live © Teona Goreci / Jazzdor
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