Un chêne très solide.

Avignon aura bien lieu. Enfin, un petit peu. Par le truchement d’une très classe réédition d’un album du Théâtre du Chêne Noir, Aurora, et d’un 45t, Miss Madonna par Souffle Continu Records. 50 ans plus tard, ça tient toujours, ça mord encore.

Miss Madonna

Miss Madonna © Chêne Noir

« C’est un conte fantastique avec des acteurs musiciens qui jouent l’histoire fabuleuse de la Terre et de ses enfants aux prises avec de terribles hommes-oiseaux qui volent de planète en planète afin d’asservir les habitants et de devenir les maîtres de l’univers. » Le verso de la pochette du disque annonce clairement le topo. Nous sommes en 1971. La Terre est en danger et le théâtre entend bien avertir ses assemblées. Une alerte lancée à la manière de Brecht. Politique, frontale et décentrée.
« On dira : cela revient à précipiter le spectateur dans la lutte des classes.
— Il est précipité avec plaisir, il est précipité comme sur une balançoire. »
Cet extrait des Écrits sur le Théâtre du gars Bertolt irrigue le travail du Chêne Noir dont Aurora, pièce maîtresse d’un corpus militant, vient d’être rééditée par le Souffle Continu.

Le Bonheur

par Théâtre du Chêne Noir | Aurora (1971)

Écolo, parano et diablement outrancier au sens théâtral du mot. Terriblement efficace par-delà les époques. Aurora est le neuvième spectacle du Chêne Noir. Répété en Avignon à l’automne 1970, créé en mai 71 à la Cartoucherie de Vincennes. Invité par Arianne Mnouchkine et le Théâtre du Soleil, autre expert-monde de théâtre et de grandes bordées. Le disque est enregistré dans la foulée, les 22 et 23 juin 71 en Avignon. Année où la troupe s’installe à la chapelle Sainte-Catherine. Aurora, le disque, est produit par Gérard Terrones, taulier du label Futura, inventeur de label disparu en 2017.
Plus qu’un disque spectacle, c’est une œuvre de troupe, un truc foncièrement collectif. Si la troupe est pilotée par un autre Gérard, Gelas celui-ci, le fondateur de 1967, le qui-fait-quoi disparaît très vite dans la masse sonore et mouvante. Les spectacles du Chêne Noir où tout déborde, où tout est hors-cadre, laissent avec une lucidité imparable théâtre, free music et scansions se frictionner allègrement. Or, cette avant-garde d’un langage global reste loin de tout exercice formel, et garde les pieds ancrés dans son époque.

Vivre

par Théâtre du Chêne Noir | Aurora (1971)

On est dans l’après-mai 68, les codes de représentations ont explosé avec les grenades, la bienséance théâtrale a pris du pavé dans l’aile et les limites artistiques ont gagné en profondeur de champ. Et au cœur de cette agit-prop furieuse, il y a une conscience. Une conscience du collectif et des enjeux d’un monde bientôt secoué par les secousses du premier choc pétrolier, qui fera frémir jusque dans les marges. La France du début des années soixante-dix est une France paradoxale, une société qui exagère. L’underground musical fait feu de tout bois, fier, entre autres, des excès parfaits du festival d’Amougies en 1969. L’avant-garde est pop, l’industrie est pop. Le concorde a fait son premier vol supersonique la même année. Peut-être une trace possible de ces hommes-oiseaux qui menacent la Terre et ses enfants. Supersoniques aussi les productions de Daniel Vallancien pour le label Saravah, créé par Pierre Barouh en 1965, supersoniques toujours les embardées provoquées par Terrones pour les disques Futura, en 69. L’underground musical français de ces années est un réservoir en spirales lysergiques qu’il faut explorer. Des bouquins comme ceux de Philippe Robert et de Serge Loupien est un petit bonheur de lecture sur ce sujet.
Avant cela, il faut plonger une oreille dans cette réédition. Ultra classe comme à chaque shot de Souffle Continu Records. Ultra documentée, un 45t, Miss Madonna, accompagne la ressortie du LP. Le son, remasterisé d’après les bandes originales, redonne à cette fête païenne de veille et de lutte ses atours de puissance et de finesse. On peut réentendre tout le tremblé magnifique du sax alto sur Vivre, reprendre un plaisir infini à la voix de Nicole Aubiat lançant l’Arrivée de la Terre et ce drame sonore où le cosmos flirte avec une forme d’intimité débordante. Pour des siècles encore.

Aurora de Théâtre du Chêne Noir

— Aurora (reed. Souffle Continu Records, 2020)

Gérard Terronès

Gérard Terronès © François Gaillard

Aurora © Chêne Noir


Guillaume Malvoisin

Aurora, Chêne Noir (LP, CD)
Disques Futura, 1971 – réédition Souffle Continu Records, 2020
Miss Madonna, Chêne Noir (7″)
Disquaire Day spécial – réédition Souffle Continu Records, 2020

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