Joe McPhee, 2019

Cette année, Joe McPhee a 80 ans depuis le 3 novembre. Un peu avant, il était en concert au festival Bruisme à Poitiers. Encore avant, Superior Viaduct rééditait Nation Time dont la beuglante d’ouverture introduit le générique des radiomix de PointBreak. De quoi faire le point, ici.

Joe McPhee et Daunik Lazro, festival Météo (Mulhouse – 2018) © Sébastien Bozon.

Aucun des musiciens présents sur Nation Time n’est originaire des creusets dédiés à l’émergence Free que peuvent être New York ou Chicago mais de Poughkeepsie. À Poughkeepsie, il y a eu aussi du jazz, du free jazz et une des plus puissantes sax machine depuis cinquante ans : Joe McPhee. Si on lui demande « Hey Joe, where d’you think you’re going ? » Joe McPhee répond : « Je ne sais vraiment pas où ça finira mais c’est ce qui est excitant. Je me trouve toujours là où la vie arrive à ma rencontre. » Parmi les rencontres, il y aura eu, à New York et en sortant du régiment, Albert Ayler et son frère, puis Ornette Coleman qui lui tend le premier une trompette pour qu’il l’accompagne jouer aux funérailles de John Coltrane, et surtout Clifford Thornton, multi souffleur qui l’embarque, le lendemain des funérailles dans le studio qui livrera Freedom & Unity (Third World LP 9636) une des pierres angulaires du Free Jazz.

Poitiers, vendredi 28 juin 2019.
Festival Bruisme, Jazz à Poitiers
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Un peu plus tard, le même soir, Joe McPhee entre en jeu. Coltranien comme rarement, collé à l’os des morceaux, hymnique et diablement crépusculaire. En plein survol, à peine alourdi par les frappes de Klaus Kugel et les entourloupes magistrales de John Edwards. Le soufflant porte fièrement un Poughkeepsie frappé sur le T-Shirt et ses citations de Love en bandoulière. Ça garde l’allure d’un kid face au mur de l’impro, les poches pleines d’autres traces d’amour suprême. Pas vraiment porté sur la résurrection des mythes, ce trio est parfaitement tourné, et sans économie de discours, vers le prolongement de trouvailles anciennes, de quête spirituelle active et de quelques tendres essentialités mordues avec une rage de dents terrible. La chimie est parfaite et propulse chants et incantations direct au cœur de celui qui les entend.

Shakey Jake.

On ne connaîtra jamais le type qui a inspiré Shakey Jake. On saura juste que c’est un ami du souffleur qui a gravé ce morceau dans la cire, en 1970. On saura juste que Shakey Jake fait 13 min 30 s et qu’il a étrangement acquis le statut de morceau culte dans les cercles des DJs funk. Et, par le même tour de rein, fait atteindre à l’album qui le contient, Nation Time, la même distinction. Étrangement ? Pas certain. La première minute rythmique est ultra simple et reste finalement assez proche de la septième comme de la treizième. Une sorte de tout-droit syncopé où le charleston et la caisse claire imitent les locos à vapeur et puisent dans leurs racines africaines. La ligne de basse s’affirme, elle, furieusement pelvienne. Le cross-over se complète par la panoplie royale des dancefloors 70’s : saxophone au son venu du R’n’B sixties, guitare électrique aguicheuse, piano électrique pointilleux et orgue boogaloo gras comme une glaire de matin de janvier. Simple, basique, dira-t-on plus tard.
Mais, s’il est bien Funk sur le fond, et un peu aussi sous les semelles, Shakey Jake s’impose par ce qui s’y joue au fond. C’est le prolongement de la révolution Free Jazz blackbeautiful, née au détour de 1959, celle-là même qui se questionne en 1970. Ornette Coleman et Cecil Taylor ont balancé leurs pavés dans les jardins du hard bop depuis une bonne dizaine d’années déjà. John Coltrane est parti, en 1967, dans les hautes sphères voir si son Love Supreme faisait toujours écho. Certains jazzmen font le pari de l’underground quand d’autres choisissent de renouer avec la tradition dansante du jazz. Sur ce constat, un peu rapide, Shakey Jake pourrait s’afficher comme une simple entame de jam session mais le line-up en jeu porte l’attention ailleurs. Huit musiciens pour une scie funk, c’est beaucoup et l’instrumentarium est furieusement propice à l’expérience : deux claviers, deux batteries jouant à l’unisson, deux saxophones, alto et ténor dont les dentelles enrobent les assauts de la trompette. Autant de possibilités de créer des polyrythmies et des contrepoints aux changements libres. Sur les frappes polyrythmées, les solistes fondent leur trajectoire sur les contrepoints joués ensemble. On boucle ici avec un des principes-clé du Free Jazz : comment improviser à plusieurs, comment refaire communauté en musique. En 1970, la guerre du Vietnam s’embourbe, Martin Luther King est mort mais les luttes pour les droits des Afro-Américains bougent encore. Le combo emmené par McPhee enregistre, dans ce contexte, les trois plages de Nation Time au cœur de la contestation. Le morceau-titre vient en réponse urgente à un poème d’Amiri Baraka, It’s Nation Time, écrit quelques mois plus tôt. Pour l’heure, c’est décembre 1970 et une tempête de neige endort Chicago. McPhee réchauffe les braises en lançant à l’auditoire sa question : « What time is it ? ». Et la foule de répondre : « It’s Nation Time ! » avant le déferlement de groove tellurique.

Nation Time de Joe McPhee

— Nation Time (CjRecords, 1971)

Joe McPhee et John Edwards, Bruisme, Poitiers

Joe McPhee et John Edwards, Bruisme, Poitiers (2019) © Jean-Yves Molinari

Black music Livre d'Amiri Baraka


Guillaume Malvoisin

Nation Time, Joe McPhee
CjRecords, 1971 – réédition Superior Viaduct, 2019

Certains passages de cet article sont tirés d’un article précédent paru sur pilule-magazine.fr

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