Emma-Jean Thackray,
Let’s Face The Music And Dance.
Aérien et bordé de groove. On pourrait se contenter de ces deux qualificatifs pour décrire, Rain Dance, le nouvel EP sorti par la trompettiste sur son tout nouveau label. Mouvementt, c’est le blaze de la maisonnée, mouvement, c’est aussi le principe de chaque track écrit par cette anglaise férue d’acid house et de Madlib. On décrypte.
À te voir jouer, on a l’impression de que tu sais déjà ce que tes partenaires vont jouer.
Ça tient à une combinaison entre l’habitude dûe au fait de jouer énormément ensemble et la connaissance qu’a chacun de nous du style musical des autres. C’est une super idée à considérer, ça. Ok… L’improvisation est au-dessus de tout mais est-ce encore improviser si tu connais par cœur les gens avec qui tu joues ? J’essaie de me débrouiller avec cela.
Dougal Taylor, le batteur du quartet te pousse sans cesse à avancer, d’une façon proche de celle qui poussait Elvin Jones à bousculer Coltrane.
Les musiciens ont régulièrement le regard aux aguets pour saisir les changements improvisés. Je les pousse toujours et à chaque fois que je les sens secure, je deviens anxieuse à mon tour. De peur de passer à côté de quelques choses à explorer.
En scène, vous vous écoutez les uns et les autres d’une façon incroyable, très tendue. Il y a toi, aussi, qui dirige ton groupe à vue, comme Mingus le faisait.
La direction a été toujours été une chose particulière pour moi, un endroit où je pouvais mêler beaucoup de musiques ensemble. Je ne vois pas les choses différemment avec ce quartet. Je ne le considère pas comme un groupe fait d’éléments dissociables. Comme les différents répertoires avec lesquels j’ai grandi où tout est vraiment lié.
Ce groupe a vraiment l’air d’être taillé à ta mesure.
Parfaitement, c’est une famille, en studio et en tournée.
Te considères-tu comme une musicienne de jazz ?
C’est une question très difficile. Le tag jazz ne me va plus guère même s’il reste mon bagage, mon parcours et que ma musique empruntera toujours ses codes comme l’improvisation, par exemple. Pas mal de gens ont des idées préconçues sur ce qu’est le jazz. Ma musique vient de plusieurs répertoires que je ne dissocie guère, par ailleurs. Ils viennent tous du même endroit, avant d’être mis en différentes formes. Je me présente désormais comme performer, producer ou compositrice.
Te souviens-tu de la première fois où tu as été confrontée à l’improvisation ? Quelle en a été ta sensation ?
Je me souviens tout à fait. C’était lors d’un concert à l’école avec un petit jazz band, dans le grand hall de la mairie locale. Je devais avoir 14 ou 15 ans. Je me suis levée face à une centaine de personnes et j’ai joué et « Oh, c’est toi qui a fait ça ? » Les gens étaient un peu surpris de cette mélodie qui sonnait bizarrement avec pleins de notes aléatoires. J’étais sûre de mon coup mais plein de camarades se sont mis à jouer ainsi.
— Live in Moscow, Worldwide FM broadcasts (2019)
En écoutant Ley Lines, on se pose d’emblée une question : « Dois-je danser ou seulement m’asseoir et profiter des détails d’une musique ultra sophistiquée ? ». Un an plus tard, je ne crois pas avoir choisi et ne pas avoir à le faire. As-tu pensé à cela en enregistrant cet album ?
Je cherche clairement de mettre ses idées en balance. Le cérébral et le viscéral. Si je peux arriver à créer une musique qui te fais danser puis te fais penser, voire faire les deux ensemble, je serais ravie. Ce sera une véritable expérience d’écoute.
Comment tu t’accommodes de la sophistication jazz, dans les accords, les progressions, et de ces basses ultra massives qui nous renvoient davantage à l’acid-house ? Tu planifies ou tu laisses pendant les séances d’enregistrements ?
Ça dépend. J’adore proposer des jeux au groupe avec qui je travaille. Parfois, les choses sont planifiées et les musiciens entrevoient là où on peut aller. D’autres fois, non. Par exemple, nous sommes en scène et je leur murmure une ligne de basse ou un groove et on se lance immédiatement dans cette direction. D’autres fois, ça fait flipper tout le monde. Mais c’est le jeu de l’improvisation. Il faut pratiquer et apprendre à se laisser surprendre sans crainte puis à prendre du plaisir. Quand les choses sont planifiées, il n’y a pas tant de détails. La basse, les accords et la mélodie. Il reste toujours une grande part d’improvisation. Ce qui est prévu dans un morceau est comme notre maison. Tu sors et tu reviens, tu pars visiter le jardin et tu reviens, tu pars voyager des mois et tu rentres à la maison.
Ok si je qualifie Ley Lines d’album nocturne ?
Sure. Yeah.
Avais-tu cela en tête en le faisant ?
Pas du tout. Je ne peux pas enregistrer la nuit à cause de la configuration de mon studio et des voisins qui seraient gênés par le bruit. Mais j’écoute souvent de la musique jusqu’à tard le soir. Peut-être cela vient-il de cela.
— Ley Lines version album. Vinyl Factory (2018)
— Ley Lines version live. P8JazzAlive, Danish Broadcast Corporation (DR) march 2020.
Penses-tu qu’on doive s’asseoir et écouter ton album avec une attention particulière ? J’ai eu besoin de 3 ou 4 écoutes pour découvrir tous les détails de cet album, enregistré avec un soin incroyable.
Oui, cela rejoint une des questions précédentes. Cet album doit réussir à atteindre celui qui pense en l’écoutant et celui qui danse en l’entendant. Chacun doit pouvoir y trouver son compte. Peu importe la façon dont on l’écoute.
La plupart des morceaux sont d’une durée très courte. Y’a-t-il une raison à cela ?
J’ai toujours eu envie de finir un morceau avant que les gens en aient assez. Je le veux qu’ils aient envie de le réécouter tout de suite. Tiens, voici une analogie avec la façon dont on fait les chips. Elles sont cuites à la perfection, pour que vous ne puissiez pas vous arrêter d’en manger. Cet album est fait ainsi, avec des morceaux très courts, conçus comme pleins d’univers différents dont on vous donne juste un aperçu parfait du goût. En espérant que vous y reviendrez.
Il y a des éléments dans ta musique qui semble très écrits. Comment gères-tu le passe au live ? Acceptes-tu de perdre certains traits de ton écriture ?
Tout à fait. Je suis plutôt influencée par la philosophie du No Mistakes. Si un incident survient, chacun de nous connait suffisamment la musique et son instrument pour transformer cet incident en quelque chose d’intéressant pour le set. Si l’un de nous joue une note qui ne colle pas avec le reste, tout le monde peut le suivre et donner une nouvelle direction à la musique jouée. Je suis tellement heureuse de ces capacités au sein du groupe qu’il peut m’arriver à créer intentionnellement de petits incidents en concert. Récemment, j’ai changé le tempo d’un morceau, juste pour voir ce qui arriverait.
On parlait d’acid-house tout à l’heure. On pourrait être surpris de ton choix de remplacer la basse par un sousaphone, plutôt utilisé dans les fanfares, par exemple.
Oui, c’est ça, ce choix vient direct des brass bands mais ça rappelle aussi le jazz trad, la Nouvelle-Orléans. Ensuite, c’est un instrument qui laisse entendre la respiration. J’adore ce son, entendre les gens respirer. Tu n’aurais pas cela avec une contrebasse ou une basse électrique. Je voulais un rapport plus physique des musiciens à leur musique.
Et ce son nous ramène assez vite vers le dub, parfois.
Oui, ce gros son gras, énorme.
Tu as enregistré Ley Lines en solo. Et là, tu le défends en live avec des musiciens. Tu n’aurais pas envie de le ré-enregistrer maintenant avec eux ?
Ce sont deux choses séparées. Il y avait également un groupe avec qui je travaillais les morceaux quand j’enregistrais seule en studios. D’ailleurs, on a fini par ré-enregistrer quelques tracks.
— Cela donne, quelques mois plus tard, l’EP Rain Dance, refonte d’un morceau qu’on trouve sur Ley Lines et qui inaugure le label piloté par EJ Thackray, Mouvementt.
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propos recueillis par Guillaume Malvoisin, au festival Be Bop Or Be Dead (Belfort, Fr) novembre 2019.
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Emma-Jean Thackray : site web
« I reimagined the first half of the track from another beat (Rain Dance from the Ley Lines EP) and it’s completely live with my band. The track holds moments for each musician to shine and say something, and always goes down well live because it shows how well we improvise together. We always bring lots of energy, brave moments of stillness, and telepathic communication / awareness from being such a strong unit as a band.»
— Rain Dance . EP dispo sur le label Mouvementt (2020).
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