sarah lenka

Arrivée au jazz par hasard, Sarah Lenka l’a teinté de folk et de blues. Aujourd’hui, c’est une période de mue pour la chanteuse qui vise le monde comme influence. Rien de moins. Discussion posée avant son concert au Darius Club, le 5 mai prochain.

par | 30 Avr 2024 | interviews, La Vapeur

Nils Frahm © Markus Werner

Tu dirais que tu es plutôt une chanteuse de jazz, de blues, de pop ou de folk ?

Je n’ai pas commencé le chant avec le jazz, ce n’était pas ma culture. J’y suis entré par les standards de Billie Holliday et des blues. A la base j’ai plutôt une culture folk, mais tout s’est vite mélangé. Et plus j’avance, plus il y a quelque chose qui s’écarte du jazz. Ça dépend aussi des périodes (rires).

Est-ce que tu vois des différences vocales entre ces styles-là ? Et comment les appréhendes-tu dans ton répertoire ?

Lorsque j’ai abordé Bessie Smith, j’ai fait une première ébauche, assez traditionnelle, avec piano, basse, batterie. Ça ne marchait pas trop car je n’incarne pas vraiment ce répertoire, je ne suis pas une femme noire. Mais j’aimais ce que cette femme représentait, les codes qu’elle cassait, son authenticité, le chanté-vrai plutôt que le chanté-beau, alors je me suis dit que je devais l’approprier avec qui j’étais. Ce fut un long processus pour se débarrasser des tics et aller chercher la simplicité. La voix est toujours en processus, d’où le fait qu’on l’entende évoluer sur les différents albums. C’est aussi mon propos de devenir la plus naturelle possible.

J’avais entendu sur une interview sur France 24 que tu t’étais plongée par hasard dans cette musique, lorsque tu étais en Angleterre.

Effectivement, c’est une musique que je n’écoutais vraiment jamais. J’ai rencontré un contrebassiste américain qui m’a encouragé à faire une session jazz. Et j’ai rencontré les paroles des chansons avant la musique elle-même.

Avant que tu ne commences à chanter cette musique, qu’est-ce qui te venait à l’esprit quand on te parlait de jazz ?

Je n’imaginais pas ces chanteuses-là. Je voyais quelque chose de plus instrumental, de plus free, et des chanteuses que je caricaturais de loin, avec des scat et des notes étranges. J’étais loin d’avoir compris la puissance de ces chanteuses et comment leurs voix étaient à tomber par terre. 

Comment t’es-tu retrouvée à être accompagnée par ces chanteuses dans ta discographie ?

Quand j’ai commencé sur mon premier disque avec le répertoire de Billie, et que j’ai creusé avec des paroles que j’aimais, je suis tombé sur Bessie Smith. Je me suis retrouvé à savoir qui avait inspiré l’une, d’où venaient ces femmes et leur histoire. Le style me plaisait, donc quand tu te plonges dans quelque chose que tu affectionnes, tu finis sur une route où tu aimes beaucoup de choses. J’étais aussi intriguée de remonter le temps. Billie Holliday, Bessie Smith, toutes les femmes autour de Ma Rainey. Et quand on va plus loin, on tombe sur les work songs. C’était souvent des chants d’hommes ou collectif. En cherchant, j’ai mis la main sur des chants de femme, et je suis tombé dans toutes ces vies qui m’ont fascinées. Finalement, j’ai remonté le temps jusqu’à Women’s Legacy, avec des chants de transmission qui datent de très longtemps, et qui ont voyagé dans des pays. Uniquement des voix, sans instrument.

Tu évoquais aussi le rôle des frères Lomax dans cette recherche.

Les deux ont voyagé dans le sud des Etats-Unis pour aller écouter et enregistrer des témoignages d’hommes et de femmes, dans des prisons agricoles ou en dehors. L’un des deux, Alan, a même fait venir quelques femmes comme Vera Hall à la fin de sa vie à New York pour qu’elle enregistre sa voix et donc, son héritage. A un moment, elle chante une balade écossaise du XIIIe siècle qui n’évoque non pas sa condition actuelle, mais une histoire d’amour. C’est troublant tous ces témoignages… Et c’était un peu le but de Women’s Legacy, que j’ai revisité sur scène. J’ai un peu raccourci la formation par rapport à l’album, pour que ça sonne plus brute et plus acoustique.

Beaucoup des thèmes de ces femmes que tu chantes ont encore de la pertinence, à quasiment un siècle d’intervalle. Comment l’expliques-tu ?

Ce n’est pas un mystère. A chaque siècle, il y a eu des dénonciations, des esprits qui s’ouvrent et il y a un cheminement qui continue autour de la place des femmes. On peut le voir des deux côtés : c’est positif de voir que tout bouge en permanence, même à leur époque ; c’est aussi un chemin sans fin. Il y a aussi l’humour dans ces chansons que j’aime beaucoup, notamment quand elles parlent de leurs histoires d’amour. Ça, je pense que ce sera encore vrai dans dix siècles.

Si tu devais caractériser l’évolution de ta voix entre ton premier album Am I Blue ? et celui que tu vas sortir à la fin de l’année, que dirais-tu ?

Celui que je vais sortir à l’automne prochain, c’est quasiment un premier album car je ne fais que des compositions, et je parle de mon histoire. Tous les autres albums m’ont aidé à faire ce voyage ; toutes les femmes dont j’ai interprétées le répertoire m’ont inspirée. Celui de Bessie Smith, si je le réécoute aujourd’hui, je dirais que c’était un début. Je l’aime beaucoup car il n’était pas vraiment réfléchi, il y a quelque chose de très pur. Je ne connaissais rien au métier mais ça marchait plutôt bien (rires).

Sur ce nouvel album, tu abordes directement tes origines.

A force de parler de transmission dans les concerts, il y a eu un effet miroir. J’ai une famille qui vient d’Algérie, du côté de mon père et de ma mère. Quand j’ai commencé à tourner la tête vers mes origines, je me suis rendu compte qu’il y avait vraiment peu de choses qui m’ont été transmises. J’ai commencé à composer et à chanter ce répertoire sur scène. Puis c’est devenu cet album, autour de l’exil et du déracinement. J’ai voulu que chaque chanson soit importée de ces ancêtres féminins dont j’ignore l’existence et leur vie. L’exil invisibilise aussi ces histoires de femmes et les traumas. C’est un mélange de ma culture à moi, plutôt européenne blanche, et toutes ces choses de l’Algérie qui nous ont été transmis, même par l’interdit. Le style musical bifurque, y’a ce côté folk mais aussi musiques du monde.

J’ai l’impression qu’il y a une esthétique de la sobriété dans ta musique. Souvent, la voix est à nue, par exemple.

C’est très juste. J’aime la simplicité des choses, ne pas en rajouter des caisses. Quand on enregistre en studio, y’a toujours un truc un peu sobre, en plus on les joue souvent pour la première fois. Sur scène c’est plus riche car j’aime ouvrir, comme si quelque chose débordait avec le public. Je donne la dernière représentation de Women’s Legacy, ce 5 mai, mais je reviens au Boeuf sur le Toit en résidence à la fin septembre, avec mon nouveau projet. Je trouve ça chouette de terminer l’ancien et de commencer le nouveau au même endroit.


propos recueillis par Lucas Le Texier, 26 avril 2024
photo © Hugues Ahnès

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