Open Land
Bruno Angelini : piano ⋅ Régis Huby : violon ⋅
Claude Tchamitchian : contrebasse ⋅ Edward Perraud : batterie
Interview. Rencontre à Chalon s/ Saône, octobre 2020
L’Arrosoir, Jazz Club.
Open Land, c’est presque un accident.
Oui.
C’est une rencontre qui se fait sur scène, sur la péniche L’Improviste. Tu n’as pas eu le temps d’écrire de la musique, à peine le temps de te préparer à jouer et tout s’invente en direct sur scène.
C’est presque ça, j’avais une carte blanche sur cette péniche et je devais faire 5 concerts relativement improvisés. L’idée, c’était de faire des rencontres avec des gens avec qui j’avais pas nécessairement beaucoup joué jusque-là. Sur cette première rencontre j’ai voulu réunir Régis, Claude et Edward que je connaissais tous séparément. J’avais fais un disque avec l’un, je connaissais Régis en temps que producteur parce qu’il avait produit les albums de Christophe Marguet, dans lesquels je jouais. J’avais fais une création avec Claude, des années auparavant avec Ramon Lopez du côté de Bayonne. C’était avec une chorale basque. C’était une époque où j’avais un peu un pied à terre en tant que leader parce que j’avais fais quelques disques. Mais ils avaient été compliqués à donner sur scène et j’étais un peu meurtris par ça. Donc j’avais envie de jouer avec des gens, de faire des rencontres, et pourquoi pas d’être sideman.
Compliqué à mettre sur scène, pour des raisons de productions, de musiques ?
Des questions de réseaux, j’avais peu de soutien à l’époque, pas d’associations en support. Ça commençait à ne plus pas être suffisant, peut-être, je savais juste que ça marchait pas comme je voulais et qu’il me fallait du temps pour me refaire la pilule. Donc, quand j’ai invité les amis pour cette soirée, je n’avais vraiment aucune autre intention que de faire une belle rencontre et de se faire plaisir en musique. Vu que l’idée c’était de ne pas répéter, j’avais pensé à des morceaux très simples, que j’avais parfois arrangés dans d’autres contextes avant. Il y a eu beaucoup d’impros autour. À la fin de la soirée, comme ça arrive parfois, on s’est regardés et on s’est dit : « bon là c’est pas vraiment comme d’hab’ ». Il s’est passé quelque chose, quoi. Quelque chose de naturel. Je me suis dis que dans la vie, t’as des petits signaux et il ne faut pas les laisser passer. J’ai donc rappelé les amis pour leur dire que c’était tellement chouette que j’allais réessayer (rires) de mener un projet, qu’on allait utiliser cette musique faite ensemble qui sonnait tellement différemment des façons dont j’avais pu l’a faire sonner avec d’autres et qu’on allait enregistrer un disque.
Ça a donné Instants Sharing.
Oui, à La Buissonne, en auto-production, vu que j’avais plus spécialement de réseau à cette époque là. Quand nous sommes arrivés au studio, Gérard De Haro, me dit, les yeux humides: « t’as une maison de disque pour ce truc ? ». J’étais parti en mode « nan, je chercherais après », et lui était : « si t’as rien moi j’aimerais tellement que ce soit sur le label ». Ça a commencé comme ça.
Je reviens juste sur la péniche, tu disais que tu as réuni le line-up sans réelle intentions. Tu choisis pourtant ces musiciens-là.
J’étais vraiment dans le présent, c’est-à-dire que j’avais l’intention d’honorer la confiance qui m’avait été donné de faire ces cinq soirées improvisées. Pour être honnête, je ne sais pas exactement pourquoi je m’était d’imaginé que ce serait une belle soirée. Ça s’est imposé à moi et à nous, je pense.
Dans les notes de préparation du deuxième disque, il y a une chose assez étonnante et qui m’a intrigué : tu te disais excité à l’idée d’écrire avec la contrainte de la rigueur du chambriste.
Ah, oui oui oui. Si tu veux, ce disque a été un peu un petit miracle, pour moi, ça a été très spontan. On a fait cette soirée et on a fini par faire un disque en réutilisant des choses qui avait été écrites ou arrangées car elles semblaient idéales pour cette formation, selon mon point de vue. Et on a obtenu ce premier disque qui s’appelle Instant Sharings. C’était, à l’époque et pour moi, un des plus beaux disques que j’avais pu faire en tant que leader. Ensuite, comme je suis plutôt improvisateur et instinctif, je ne me suis pas forcément donné une surconfiance totale dans l’écriture du deuxième disque. Je suis partagé entre « je peux très bien écrire de la musique » et, pour être transparent, le manque de certitude à ce sujet. (rires) Je connais les qualités de Régis, de Claude et d’Edward, y a ce truc de chambriste.
Joli paradoxe d’appeler ton groupe Open Land et de t’attacher à travailler une couleur chambriste ? Comment tu concilies, toi, à la table de travail, le lien à la chambre et le lien aux grands espaces ?
Je pense que l’espace vient pour moi de l’espace qu’on se donne nous et de la qualité de l’écoute de chacun d’entre nous, de la prise en compte perpétuelle des sons, des résonances et des timbres. À partir du moment où tout est permis parce que chacun des quatres musiciens considère que tout est permis à chaque seconde, à partir de moment seulement, la musique est ouverte.
Et c’est seulement là que la chambre s’ouvre.
Oui. (rires)
Tu places Instant Sharings sous les auspices de grands musiciens américains. Ça vaut quoi, aujourd’hui encore, les références américaines pour des musiciens français ? Aujourd’hui en 2020, après toute l’histoire du jazz en France, est-ce que l’Amérique à toujours une part aussi importante ?
C’est le pays historique. Tu vois, je viens du jazz. Je suis pas quelqu’un qui vient du conservatoire, j’ai fais de la musique classique mais un peu sur le tas. Quand j’avais 12 ans, j’avais les disques de mon père qui traînaient à la maison. C’était Miles puis Mingus et tout ça. Je me suis vraiment ancré dans la tradition afro-américaine à l’adolescence. Après il y a eu Bill Evans et Keith Jarrett. Après, voilà Paul Bley. Tout ça se sont des américains, ou des canadiens, et ce sont nos racines. Après, nous, on est vraiment en train, enfin j’espère, d’inventer des choses en lien avec ses racines-là et en lien aussi avec nos racines culturelles européennes et françaises. Donc, on arrive certainement à un mélange de tout ça. Avec les années, en ce qui me concerne, ça a été plus l’Europe qui a pesé.
Open Land — Jazz Club, l’Arrosoir Chalon-Sur-Saône © LeBloc / CRJ (2020)
Open Land — Jazz Club, l’Arrosoir Chalon-Sur-Saône © LeBloc / CRJ (2020)
Dans ta discographie, il y a ce projet Leone Alone. Encore une fois des grands espaces western.
(rires) Oui, c’est vrai.
Mais un western tout seul.
Bah oui. Là, c’est l’enfance, c’est un peu mes origines italiennes enfouies dans la famille, venues de mon grand-père qui n’a pas parlé cette langue, de mon père qui la comprend mais qui ne la parle pas. Surtout, il n y a eu aucune évocation particulière de ce pays chez moi. Mais, pas non plus d’animosité, hein ?
L’intégration de ces premiers migrants passait souvent par l’oubli de leur propre culture.
Oui, oui, certainement. À Marseille, profil bas. On arrive, on est pauvre, on ferme nos gueules et on va vendre des légumes aux marchés pour essayer d’avancer. Puis après, j’ai découvert malgré tout cet attachement, parce qu’il est réel, par le cinéma. Je me suis senti très ému par les musiques de Morricone. Très, très ému par le cinéma italien des années 50-60. Je me souviens, quand j’arrivais au collège, on débriefait avec les potes : « Mais t’as vu ce film ? Il était incroyable », et eux me disaient : « Mais c’est horrible, ils sont tout le temps en train de gueuler » et je me sentais très « ah bah, il y a que moi qui aime ça ». Mais, je ne savais pas trop pourquoi.
Morricone, c’est de la musique italienne ? Y a un truc profondément italien, dedans ?
Ouais. Je trouve, ouais.
C’est marrant.
Leone, Morricone, pour moi c’est une association pour le programme de Leone Alone. Au départ, j’ai vraiment décrit les scènes que je préférais, j’ai utilisé cette musique que j’ai complètement mélangée, transposée, diffractée. J’ai fais tout cela en pensant plus cinéma, en aux scènes qui me touchent… Oui, pour moi, c’est très italien tout ça.
Tu me fais penser à Ran Blake. Ce que tu décris là, c’est vraiment très très proche de la manière de travailler qu’il a pu m’expliquer, il y a quelques années.
C’est vrai ? C’est incroyable. Mon premier disque en solo s’appelle Never Alone. Ça a été une commande de Philippe Ghielmetti, le premier producteur qui m’a fait confiance. Lui aussi est d’origine italienne et je lui avais dis à l’époque qu’un de mes disques de chevet c’était The Newest Sound Around, avec Ran Blake et Jeanne Lee. Il avait un super label qui s’appelait Sketch, je ne sais pas si tu as connu ça.
Tout à fait, ça fait partie des premiers disques de jazz français que j’ai pu écouter.
Ghielmetti m’avait demandé de faire un piano solo avec une liste très précise de standards à faire dans un ordre précis. Il m’envoie cette liste par internet, je regarde ce truc et me dit : « Putain il veut que je refasse en solo ». J’ai commencé par refuser parce que je trouvais ça trop gigantesque. J’étais un grand fan de Ran Blake. Immense coloriste et un type fantastique.
Revenons au deuxième album d’Open Land. Sa ligne musicale est très claire. Il y toujours un motif qui se détache avant qu’on perçoive les arrangements, les couleurs, le timbre qui l’accompagnent.
Hmhm, c’est marrant que tu me dises ça. C’est intéressant, ça vient peut-être du fait que si, parfois, l’harmonie, les combinaisons sonores peuvent être assez contemporaines, les mélodies que j’écris sont très très claires et lisibles. C’est peut-être encore une fois mon côté italien, ça. (rires) Tu me poses une colle, j’imagine que c’est ça. Est-ce que c’est dû aussi, une fois de plus, à la qualité de l’espace qu’on se laisse les uns aux autres, ce qui fait qu’il y a toujours énormément d’écoute et d’air, entre nous ?
Sous cette clarté, cette surface, pourtant, on sent que ça grouille quand même.
Oui.
C’est quelque chose de conscient ?
Je ne pense pas qu’on en parle, il faudrait demander aux amis, mais je trouve que cette beauté, ce lyrisme si abrupts, c’est quelque chose que j’aime en tant qu’auditeur. Le lyrisme, sans ça, ça me plait moins. Ça peut aller vers le romantisme peut-être si tu veux, c’est peut-être pas le bon terme, mais ça me touche moins. Tu vois, on parlait de cinéma et souvent le cinéma italien des années 50-60 a cet humour, cette beauté et cette crudité, cette cruauté qui fait que tout ressort encore plus.
Tu avais un film de chevet à cette époque ?
Il y a ce film, Une journée particulière avec Sophia Loren. Il doit en y avoir d’autres.
N’as-tu jamais peur de te perdre dans m’immensité des possibilités qu’offre ce quartet. Il y a quand même, dans Open Land, des gens avec une amplitude de jeu et de musique, en expansion quasi constante.
Ce qui est merveilleux dans ce groupe, c’est que chacun d’entre nous est par ailleurs leader de formation. Chacun a cette expérience. Chacun est tout à fait conscient que lorsqu’on rentre dans l’univers d’un autre, on va être à la fois soi-même et apporter tout ce qu’on peut apporter, mais qu’en même temps on va pas forcément tout dire, tout le temps. On accepte consciemment ou non d’aller vers ça, d’aller toujours en expansion. Tout ça se fait naturellement, entre nous.
D’instinct ?
Oui, d’instinct, d’expérience et aussi d’amitié, de plein de choses si j’ose dire. La musique que je propose est suffisamment claire. Je dois dire de quoi ça parle, je décris une situation, un lien avec quelqu’un, je donne des indications sur des nuances, sur des préférences ou sur la construction du morceau. C’est tout. Ce que j’attends, tous les soirs, c’est d’être surpris et d’être presque à me dire : « qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ? ». On a la chance de pouvoir faire un troisième disque l’année prochaine.
Toujours à La Buissonne ?
À La Buissonne, on enregistre en juin.
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Propos recueillis par Guillaume Malvoisin à Chalon-sur-Saône, le 2 octobre 2020.
Open Land est une des formations missionnées en 2020 par le Centre Régional du Jazz en BFC. + d’infos.
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