Hypnotic Brass Ensemble
Zutique et l’Opéra de Dijon accueillaient, en janvier dernier, la première édition de Chicago District. l’Hypnotic Brass Ensemble allumait les balcons et le plancher du Grand Théâtre. Boom Boom Flash et cuivres cinglants. On fait le point avec Saiph Grave, le tromboniste.
La Vapeur, 15 mars © Floriane Zambaux
Vous préférez Brass Ensemble à Brass Band ?
Le premier élément sur lequel il faut se concentrer, c’est Hypnotic. Quand on a commencé, on jouait dans les rues de Chicago, tous les styles de musique. Pour ça, on avait choisi de s’appeler très simplement ‘Hypnotic’ car les gens venaient nous écouter et on se disait qu’on les hypnotisait. Avant, il y a eu le ‘Phil Cohran Youth Ensemble’, venu de notre père qui a réellement lancé tout ça. Il nous a appris à jouer avec une vraie discipline, pas simplement à être un groupe. Il voulait nous fournir de quoi être autonomes pour ne pas se faire avoir. ‘Ensemble’, c’est pour bien marquer que, l’Hypnotic Brass Ensemble, c’est la seconde vie du Phil Cohran Youth Ensemble. On a rajouté ‘Brass’ deux ans plus tard. Quand on a commencé à tourner, forcément, les gens nous ont questionnés : « Vous faites quoi ? Vous êtes qui ? Vous jouez du jazz ? Vous jouez du R’n’B ? ». On répondait : « Ouais ouais… Un peu tout ça ». On peut jouer du rock’n’roll, on peut jouer du R’n’B. ‘Brass’, c’est ce qui nous semblait alors le plus évident.
Phil Cohran, ton père, est un des fondateurs de l’AACM. Est-ce que tu te considères comme un gardien de cet héritage ? Défendant une forme de musique politique ?
Notre musique est avant tout politique. Encore aujourd’hui, l’un de nos plus gros tubes est War, enregistré en 2009. On la jouait dans la rue, pour se faire un peu d’argent mais à l’époque, Bush était président et c’était difficile de la jouer en plein air : la police ne cessait de nous embarquer car le pouvoir ne voulait plus de foules ni de rassemblements. Nous avions pourtant du public pour nous écouter ! Ensuite, il y a une sorte de combat entre ceux qui veulent te voler ce que tu fais et toi, qui tente de conserver ce que tu as créé. Y’a une histoire des guerres aussi, qui ont eu un impact sur la ville de Chicago. Ce sont tous ces éléments qui nous amener à cette composition.
Là où on a grandi, il y avait beaucoup de belles maisons, c’étaient les chouettes coins friqués de la ville. Puis, on nous a pris les cinémas et les lieux où on pouvait jouer de la musique, tout ce qu’on avait. Les seules choses qui nous restaient, c’était notre histoire, notre culture et notre musique. Tous les autres membres du groupe pourront aussi te parler de l’histoire africaine-américaine, que ce soit avant l’esclavage ou après. Tous ces sujets sont dans notre musique.
Même si vous jouez dans une salle d’opéra à Dijon, est-ce que vous vous considérez comme un groupe de rue ?
Ecoute, on a jamais aimé ce qualificatif, ‘groupe de rue’. Il y a 10 ans de cela, la question s’était déjà posée quand on avait été présentés comme le Hypnotic Street Band. On s’était sentis super offensés ! Dans votre langue, ça n’a peut-être pas le même sens que chez nous. Pour nous, c’est une insulte car un groupe de rue, c’est un groupe qui ne peut uniquement jouer dans la rue. Du genre : « même si vous jouez ici ce soir, c’est une exception car votre truc, c’est la rue ». Ok, on aime jouer dans la rue, mais on sait aussi jouer sur un bateau ou un avion, n’importe où, en fait ! Ça nous dérange un peu moins d’être appelé comme ça en Europe, où le profil du type qui écoute du jazz est devenu « Ah oui, je viens de l’Université, je prends des notes, je vais être bien silencieux et boire mon verre de vin » (il rit) Mais ça peut aussi être très basique ! Certains essayent de lisser cette musique, pour la contrôler ou pour faire facilement du fric avec. Mais les éléments du jazz, qui sont issus de la rue, sont incontrôlables. Ouais, on vient de la rue de ce point de vue-là. Sauf que les gens le voient d’un aspect négatif alors qu’on a une éducation, qu’on connait nos classiques, qu’on joue du Bach ou du Duke Ellington. Mais, dans leur bouche, c’est toujours : « Ouais, ils sont bons mais ils sont bruts ». On renie pas le fait d’être à l’aise dans la rue, mais on veut que ce soit clair.
C’est peut-être pour ça qu’on vous appelle les ‘Bad Boys’ du jazz, non ?
On aimait pas trop ça au début, mais on l’a adopté. C’est un peu ce qu’on dégage dans certains festivals en France et en Italie : « Wooh, ces mecs parlent super fort, ils ont déjà bu leur verre ! » (il rit) C’est aussi ça, le jazz : un sentiment et une attitude.
« Tu veux que je te donne un définition du son de Chicago ? ‘Gangster’, attention pas dans le sens de ‘Mobster’, mais ‘Gangster’ dans le sens d’une attitude je-m’en-foutiste : « Je m’en fous si tu n’aimes pas, car c’est ce que j’ai envie de dire ». »
Vous êtes de Chicago, mais on peut entendre dans votre musique d’autres influences comme la Nouvelle-Orléans ou encore Atlanta avec Spottie, votre reprise d’Outkast ?
C’est plus une dédicace à Curtis Mayfield, l’une de nos influences. On a l’habitude de dire qu’Hypnotic est un mix d’une dizaine de groupes où on trouve Bob Marley, le Wu Tang Clang et Mayfield. Autre chose qu’on a pas souvent l’occasion de mentionner : le style de nos arrangement pour les vents est spécifique à Chicago. Il y a le son bien connu de la Nouvelle-Orléans, tout comme celui de la West Coast – et particulièrement celui de San Francisco. Chicago, c’est plus rare qu’on remarque son style pour les cuivres. Spottie en est une excellente illustration. Tu veux que je te définisse le son de Chicago ? ‘Gangster’, attention pas dans le sens de ‘Mobster’, mais ‘Gangster’ dans le sens d’une attitude je-m’en-foutiste. Quand tu mets ça en musique, ça doit être du genre : « Je m’en fous si tu n’aimes pas, car c’est ce que j’ai envie de dire » ou « Je m’en fous si c’est comme ça que je devrais le dire, car c’est comme je le dis que ça doit l’être ». C’est ça, le style de Chicago.
Si tu écoutes les vieux enregistrements de la Nouvelle-Orléans, même Louis Armstrong, c’est toujours un tout petit peu faux… Et pourtant, ça sonne super. Prends Billie Holliday qui a posé sa voix là-dessus… Ouais, c’est dans le bon ton, mais c’est un peu faux. La musique de la Nouvelle-Orléans, ça se joue surtout au feeling, comme dans la second line (il imite le souba et un marching band). L’accord est moins important que le swing… Dans le son de Chicago, tu entends des lignes tranchantes, brutes, rugueuses. Pour les joueurs de Chicago, une seule note jouée par le groupe doit être énorme.
J’ai pu discuter avec Kirk Joseph, le soubassophone du Dirty Dozen Brass Band. Il me disait : « Quand ta musique est super précise, tu peux être certain qu’elle vient de NOLA ».
Ah, il a dit ça ? (il rit) Tu sais, il y a une très longue histoire de rivalités entre la Nouvelle-Orléans et Chicago. On peut entendre des trucs un peu similaires, bien sûr, mais si tu es un mélomane et quelqu’un qui écoute de la musique, intéresse-toi aux sons des vents et écoute. Tu verras que chez nous, les vents doivent tous jouer ensemble la même ligne, à l’opposé du style de la Nouvelle-Orléans. C’est simplement une histoire de choix.
Ce soir, vous jouez avec une rythmique classique, une basse, une guitare…
Les gens ne le savent peut-être pas mais ça fait 10 ans que l’on joue comme ça. Avant, on avait un de nos frangins qui jouait du tuba, mais il ne peut plus le faire maintenant pour des raisons familiales. Du coup, il y a toujours eu une basse et une guitare. En revanche, on change souvent le nombre de musiciens en scène, on change qui joue quoi. C’est ça aussi être des musiciens : on ne s’habitue pas et on n’habitue pas les autres à faire un seul truc.
Il y a quelque chose de mystérieux dans les titres de vos morceaux. Ils sont très très courts, souvent un seul mot.
(il rit). Ça permet à tout le monde de se réapproprier les mots, surtout pour les gens qui nous connaissent pas. Comme notre chanson Mushallah sur le red album, est en rapport avec la constellation du scorpion. C’est le nom de l’un de nos frères. ça remplit plein de fonctions : on incite les gens à poser les questions, on garde aussi une part de mystère. On veut que les gens parlent de nos chansons et pas seulement musicalement, mais aussi du titre, de la couverture. C’est ce que l’art doit arriver à faire.
C’est comme ça qu’on a découvert votre musique, par la pochette du red album. Et par le titre Morning Prayer.
Ah oui ? Quel galère… Cet enregistrement était très complexe, même pour des gens du groupe. Pas de rythme, beaucoup plus méditatif, comme la pochette le souligne. On a d’ailleurs joué dans un cercle méditatif… Ça me fait penser à quelque chose que nous a dit notre père quand on était gamin. Il les a écrit sur un tableau : « Sounds », « Rhythm » et « Forms », les trois composants de la musique, c’était son triptyque. C’est là, la différence entre le bruit et la musique. C’est la combinaison des trois qui créé la musique. Le Book of Sound est notre première entrée dans ce qui sera notre bible de musique. Suite logique, on planche aujourd’hui autour d’un Book of Rhythm.
Tu parlait de gangster pour le son de Chicago. Est-ce que tu vois une autre façon de lier ta musique et l’expérience de vivre à Chicago ?
Bien sûr ! Ici, aux Etats-Unis, tu ne crois que ce que tu vois. Si tu parles d’Hypnotic comme d’un brass band, on va vite te dire : « Ah ouais, mais je n’écoute pas ce genre de son ». Mais quand tu nous vois, avec ce rythme, ce beat, ça change la donne. Quand on nous voit, les gens se sentent proches de ce que nous faisons, de ce son gansgter… On a grandi dans un endroit où on pouvait se faire tyranniser par des gamins et là, personne ne te sauvait, pas même ton prof ou tes parents. On te disait simplement : fais avec. Il y avait beaucoup de garçons, beaucoup de rixes, et ça s’en foutait pas mal que l’on joue dans une classe musicale. On vivait dans un quartier difficile, et c’est finalement autour de la musique qu’on a fondé notre propre gang. Depuis, on se bat pour se défendre ensemble, autour du monde : contre les skinheads en Pologne, contre la police au Brésil… On doit toujours être des gangsters. Les gens l’oublient vite quand ils voient nos instruments, mais on a grandi dans le ghetto.
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propos recueillis par Guillaume Malvoisin et Lucas Le Texier, janvier 2023
photos © DR
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