Élie Martin-Charrière, sur du velours
Son drive, précis et rapide, vaut largement celui de Ryan Gosling. Le batteur finissait 2020 comme beaucoup d’entre nous. Endolori, remonté mais ouvert aux possibles. Bilan.
Elie Martin-Charrière, focus © DR
Elle est posée ou pas cette couv’ en peignoir ?
Cette photo a été prise spontanément, il était tard dans la matinée et tôt dans le corps après une rude soirée. Le moment en peignoir tout habillé a été immortalisé et je trouve cette photo géniale ! La retrouver m’a un peu donné envie de sortir de la musique, et grâce au super travail de Juliette Baufils sur cette image, ça donne cette pochette bien unique qui a sans doute créé pas mal d’interactions avec la musique, au moins pour cliquer dessus et parcourir les premières secondes du disque !
Comment tu l’as conçue, la tracklist de ton dernier EP ?
C’est un mélange de plusieurs sessions d’enregistrement, de pistes “dormantes” que j’avais envie de sortir et de partager. Nous avions enfin réussi à enregistrer Yumi Ito et moi, en novembre 2019. Cela faisait plusieurs années que j’avais découvert sa voix complètement magique mais jamais nous n’avions trouvé le temps de créer de la musique ensemble. Seuls deux titres étaient sortis de cette séance, les deux premiers de cet EP. À moins de les combiner à d’autres morceaux, cela me paraissait trop “léger” pour sortir un premier opus. Ces deux pistes étant malgré tout beaucoup trop intenses et belles, l’expérience ayant été si positive avec ces musiciens, cette musique ne pouvait pas se perdre et ne jamais voir le jour. Alors quand j’ai enregistré à l’été 2020 de la nouvelle musique, et que je me suis rendu compte que certains morceaux auraient plus leur place dans cet EP que dans l’album un plus long que je sortirai prochainement. J’en ai profité pour laisser cet EP gagner en consistance et donner une couleur singulière par ces changements de sonorités au fil de l’album.
C’était important de signer sous ton nom ?
Ça a toujours été important pour moi de proposer de la musique, particulièrement d’écrire celle que je ne joue pas avec les musiciens que j’accompagne. Alors le disque, oui c’est important, celui-ci précisément n’existe qu’en digital, dans une volonté d’accès à tous depuis les plateformes. Ce sont mes proches et les gens qui me connaissent qui l’écoutent ou l’ont écouté. Je ne voulais pas terminer 2020, année si troublante et inoubliable, sans marquer ma vie d’une minuscule pierre. Voilà je sais qu’en 2020 j’ai sorti, pour la première fois, de la musique de manière plutôt officielle. Pas un soundcloud privé, pas une maquette qu’on envoie aux programmateurs. C’est la première trace que je laisse dans la grande médiathèque de la musique. Il était important que je me lance, on n’est finalement jamais prêt car notre musique sera toujours mieux plus tard. Mais parfois il vaut mieux ne pas regretter d’avoir raté le coche, ce disque reflète un monde que j’ai vu et dans lequel j’ai vécu, cette musique marque une époque que j’ai traversée.
« Je suis plutôt le genre de défenseur qu’on voit constamment en attaque parce que c’est le type de jeu des équipes dans lesquelles je joue ! »
Facile d’être leader ? Quand on est batteur, on a plutôt l’habitude de jouer derrière tout le monde, non ?
« Jouer derrière tout le monde » est relatif : je suis plutôt le genre de défenseur qu’on voit constamment en attaque parce que c’est le type de jeu des équipes dans lesquelles je joue ! Le but est de jouer ensemble. J’ai toujours eu une grosse responsabilité quant à l’orchestration des dynamiques de la musique de ceux que j’accompagne, et donc beaucoup de liberté. Je dirais que c’est la liberté qu’on s’octroie dans la musique des autres qui est compliquée à retrouver dans sa propre écriture. On a moins de recul et l’égo représente également une grosse difficulté. Comment les autres musiciens vont-il juger la musique ? Y trouveront-ils leur intérêt, leur goût, etc. ? Évidemment, enregistrer avec des amis et des musiciens qu’on admire, aide à recevoir n’importe quelle critique de manière constructive, mais on doit confronter ses démons à un moment.
Dans ce disque, c’est quoi la part entre ce qui est né de tes habitudes et les expérimentations inédites ?
Ce qu’il y a de nouveau, dans la première partie de cet EP par exemple, c’est que jamais réellement nous n’avions travaillé ensemble avec ces musiciens. J’ai simplement pensé à un son que j’aimerais créer et aux individus qui seraient les plus à même de le réaliser, de le créer avec, pour chacun.e, leur patte caractéristique. Le dernier morceau Bye-Ya est au contraire la réunion de beaucoup de musiciens qui ne jouent habituellement pas ensemble mais avec qui j’ai l’habitude de travailler. Au milieu de l’album, une chanson en solo, qui devient quelque chose que j’aime développer. J’ai toujours été fasciné par le voyage que peut nous offrir la simplicité bien placée et cet essai va dans ce sens. Pour ce qui relève de l’habitude, il y a la volonté de proposer des timbres et des caractères très différents au fil de l’album, d’élargir les couleurs en changeant de formation régulièrement et faire que chaque individu fasse sonner la musique avec sa personnalité.
On devine aussi un sous-titre très politique.
Tout est politique.
C’est moi ou il y a une grande prédominance du climat sur le reste des éléments musicaux ?
J’essaie d’écrire des mélodies que j’aime pour les modifier dans le futur, leur donner un autre caractère, avec un autre accompagnement, un autre arrangement, etc. Avec la voix de Yumi et la flûte de Christelle, j’avais un son très fluide en tête, ainsi qu’une idée de distribution du contenu harmonique entre Clément aux Rhodes et Hugo à la mandoline. L’écriture des mélodies jouées à deux voulait alors renforcer le sentiment de flotter au-dessus d’une harmonie jouée à deux également, me laissant la liberté du tapis sur lequel ces éléments se poseraient. J’aime moi aussi flotter au-dessus du reste et abandonner mon rôle percussif-rythmique pour aller dans les longueurs, dans l’air et dans le temps élastique. Dans Karapa Gineo, le piano répète des boucles presque à l’infini et c’est le chant qui varie, s’amuse et profite du temps. On retrouve encore cette sensation de flottement.
À propos de Karapa Gineo, justement, tu dis « enfin assumer » ta voix. C’était quoi le problème ?
Un mélange de pression mise par les musiques chantées que j’aime et d’égo à ne pas vouloir sonner trop mal aux oreilles de ceux qui comme moi idolâtrent le fait de chanter. Mais après de nombreuses années d’études de cette musique qu’est le Jazz, je me rends compte qu’en France on la sépare beaucoup trop des autres musiques. Si c’est “trop pop” c’est ceci, si c’est “trop bop” c’est cela… J’aime la musique, le langage du jazz, le flow de beaucoup d’autres styles et être batteur de jazz et chanter ses propres mélodies sur des chansons était une étape à franchir pour moi et j’ai très envie de développer cela.
Tu cites Radiohead et Tom Yorke comme influences. Marrant comme ça revient chez pas mal de jazzmen, non ?
Ce sont des morceaux magnifiques, les plus belles mélodies et harmonies possibles, des formes captivantes. L’émotion qui se dégage de cette musique ne donne qu’envie de l’écouter en boucle, voire de la jouer. J’ai un faible pour Day Dreaming sur l’album A Moon Shaped Pool. J’aimerais en faire une reprise, le morceau original n’ayant pas de batterie. Tout le champ reste libre à l’imagination.
Dans ce disque, il y a aussi Monk, évidemment. Indépassable, Thelonious, selon toi ?
Il n’y a surtout, pas d’intérêt à considérer qu’on pourrait dépasser Monk, puisque le travail sur sa musique est absolument sans fin. Sa musique a ouvert tellement de choses, dans le rythme évidemment, mais également dans l’harmonie, dans la géométrie des phrases, le bancale et l’équilibre, etc. C’est pour moi le musicien qui a laissé la musique la plus futuriste. Le monde du jazz n’étant pas prêt à l’imaginer sonner autrement que comme elle était organisée à l’époque, tout reste possible même sans changer une note de celles qu’il a écrites.
Après toutes tes années de Cons’, tu décrirais comment la différence entre le swing et le groove ?
Le swing, s’il est bon, groove nécessairement. Au contraire, le groove, s’il est bon, ne swingue pas nécessairement.
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propos recueillis par Guillaume Malvoisin, avril 2021
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Ressources avec Tempo webzine :
Chronique de Merry Christmas et **** 2020
Chronique de H! Quartet
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