The Burned Side Of Cedric.

Dans la Burnside family, on a plutôt tendance à jouer un blues brut, hypnotique appelé le Hill Country Blues. R.L., le grand-père, en a labouré le répertoire. Cedric, le petits-fils, est prêt à se cramer les mains au flambeau qu’il protège. Il était de passage à Dijon, à la Vapeur, le 7 novembre.

par | 13 Nov 2019 | interviews

Cedric Burnside à La Vapeur (Dijon)

En France, on s’y connait en vins, en saucisses et un peu en fromages aussi mais finalement très peu en Hill Country Blues. Tu nous aides ?

S’il ne fallait retenir qu’une chose qui différencie le Hill Country Blues du reste des styles de Blues, c’est son rythme qui n’est pas orthodoxe. Il a une rythmique tout à fait unique. La plupart des autres styles s’appuient sur le fameux 1/4/5 [une fondamentale puis un accord à la quarte puis un à la quinte, le tout en 12 mesures, ndlr]. Mais le Hill Country ne s’occupe pas vraiment de cela et j’aime beaucoup l’appeler feel music. Mon grand-père me disait sans arrêt : «  Tu dois sentir cette musique pour la jouer ». Ce n’est pas quelque chose que tu peux écrire sur une feuille de papier, le feeling y est pour beaucoup.

Tu notes une idée, tu improvises à la guitare ?

Parfois, ça part d’un riff de guitare que je me dépêche d’enregistrer quand il m’arrive en tête, parfois, il y a d’abord des mots que je note à la va-vite pour les travailler plus tard. D’autres fois encore, j’ai un peu de temps pour m’asseoir et écrire deux ou trois chansons en une heure.

Tu penses que les frenchies sont capables de faire la différence avec les styles de blues ?

Certains d’entre vous peut-être mais tu sais, aux States, il y a plein de monde incapable de la faire aussi. C’est un peu mieux depuis 10 ou 15 ans. Les gens connaissent bien sûr le Delta blues, le Chicago blues ou encore le Texas blues.

D’où vient cette particularité du Hill Country, cette ligne rythmique unique, toujours un peu hypnotique ? Un lien avec les transes africaines ?

De notre héritage africain, assurément. Le Blues vient des esclaves, qui devaient faire ce qu’ils pouvaient pour ne pas être battus ou traités salement. Quand ils étaient dehors à ramasser le coton, il leur était interdit de parler, alors ils chantaient. Du blues, des spirituals. J’ai lu, il y a quelques temps, une interview de Mavis Staples où elle parlait des origines et des liens entre les sentiments profond du gospel et le Blues. Je ne pourrais pas mieux faire.

Robert Johnson, Lightnin’ Hopkins et même ton grand-père, R.L. Burnside. Quand on fait du blues aujourd’hui, ce sont des inspirations à suivre ou des modèles à tirer comme des poids morts ?

Ces types ont joué ce qu’ils devaient jouer à cause de ce qu’ils ont vécu. Mon grand-père, par exemple, a vu deux de ses frères et son oncle être tués à Chicago, la même année. Puis il a vécu des choses avec sa femme, avec ses amis. Chacun a ses fardeaux. Je ne dirais pas que mes fardeaux viennent de ces musiciens-là. J’ai ma part venue du passé, de ma conduite avec ma famille et mes amis. Pour le reste, je serai toujours reconnaissant pour les portes qu’ils m’ont ouvertes.

— Rollin’ & Tumblin’, la Burnside family à la TV française (1998)

Si le blues est une chose si ancienne, y a-t-il encore des choses à découvrir ? Par exemple sur ton dernier album, les titres de tes morceaux utilisent tous de vieilles formules comme Please Tell Me Baby, I’m Hurtin’, Don’t Leave Me Girl. Vieilles formules pour vieux sentiments ?

Je vis à une époque différentes de celles des premiers bluesmen. Le monde a changé, tu es confronté à des choses très différentes et la musique change aussi. Ce que tu as à dire également. Il y a donc de nouvelles choses découvertes à chaque nouveau morceau écrit. Après, ces nouvelles choses sont aussi mues par des sentiments venus du passé. Ceux-ci n’ont pas vraiment changé.

Le Blues, c’est quoi alors ? Une musique ? Un état d’esprit ? Un sentiment ? Leadbelly en parlait, lui, comme d’une atmosphère.

Well. Je pense qu’en fait, le Blues est avant tout une musique populaire. Aujourd’hui, tout le monde peut avoir le blues, non ? Tu descends une avenue, il fait très chaud et le soleil te tape sur la tête, c’est le blues. Tu conduis une voiture, tu crèves, ou alors tu es pris dans une bagarre, ça aussi ça peut être le blues. Tout part d’une situation qui te pousse dans une émotion différente.

Peux-tu trouver ce genre de sentiment dans d’autres musiques ?

On en revient à l’Afrique. Il y a quatre ou cinq ans, un très bon ami gambien m’a initié à la musique d’Ali Farka Touré. Je l’ai beaucoup écoutée et, même si je ne comprends pas un mot de ce qu’il raconte, je sens qu’il parle d’une chose puissante. Unique et peut-être même un peu flippante. Je peux te dire qu’il y a du blues dans cette musique. Idem quand j’écoute de la musique cubaine à la radio, ou quand je suis face à de la musique du Moyen-Orient. Je ressens les émotions du blues aussi à travers ces musiques.

Revenons à ton dernier album, Benton County Relic. Tu dis que tu écris des chansons tout le temps, il a dû être rapide à faire, non ?

J’avais écrit très vite pas mal de chansons mais je voulais attendre de rencontrer les bonnes personnes pour le sortir. Ça a pris presque deux ans avant de rencontrer les gens de Single Lock Records et de pouvoir sortir le disque.

C’est quoi cette relique ?

Il y a des gens qui pensent que je parle de mon âge mais je ne suis pas encore une relique. Tu sais, je pense que la musique te ramène toujours un peu en arrière. Ceux à qui j’ai fait écouter l’album avant sa sortie me disaient qu’il les ramenaient dans les années 60 ou 70. J’ai un peu réfléchi à cela et le mot relic est venu. C’est ma musique, cette relique.

Sur Call On Me, tu as une voix très puissante posée sur un son de guitare très clair, proche du Didley beat, très sixties.

Oh merci ! C’est une chanson pour mes trois filles. Je voyage beaucoup et je leur ai écrit pour leur dire qu’elle peuvent toujours m’appeler où que je sois.

Es-tu ok si je te dis qu’il y a plein de paradoxe dans ce disque ? Ta musique est à la fois complexe mais claire, très dense, très épaisse mais lumineuse.

Je te disais que le Hill Country est unique ! [rires] Cool, merci. Je n’utilise pas consciemment ces paradoxes mais parfois je me surprends à m’en servir. Je me concentre avant tout sur certaines parties de ma vie, certaines choses qui la traversent, mes amis et ma famille. Ça part toujours de questions que je me pose quant à ce qu’on a pu me dire, à savoir si j’ai raison dans telle situation, à retenir une expression que j’ai pu entendre. Je me demande toujours si quelqu’un d’autre a pu vivre ces choses-là, ressentir les même choses que des amis ou des membres de ma famille.

Est-ce que la répétition d’une même ligne de basse pendant quatre ou cinq minutes est une manière de convaincre ton auditeur par l’hypnose ?

C’est le Hill Country ! On revient à ce truc du 1/4/5. Tu peux tenir le premier accord pendant trois minutes puis décider, quand tu veux, de changer d’accord. C’est un truc de famille, j’ai tellement traîné aux côtés de Big Daddy Burnside. Et les gens lui posaient déjà cette question. « Pourquoi tiens-tu ce même accord si longtemps ? » Et il répondait toujours : « Je ne fais que ce que mon cœur me dit de faire ».

Tu es d’abord batteur puis tu es devenu guitariste. Est-ce que ton jeu de guitare est influencé par ton drumming ?

Mon jeu de guitare est effectivement très percussif. J’ai été batteur toute ma vie. Et le tempo est une chose essentielle pour moi. C’est même une chose critique. Tu peux jouer offbeat mais tu joues offbeat avec précision.

J’ai découvert ton son comme beaucoup en écoutant les albums de ton grand-père. Pour moi, c’était sur Mr Wizard enregistré en 94 et en 96. À cette époque, tu avais 17 ans et les jeunes afro-américains venaient de poser les fondations du second mouvement hip hop. Pourquoi jouer du blues ?

C’est encore cette histoire de famille. Mon grand-père jouait tellement de blues, Fred McDowell passait souvent à la maison, les disques d’Howlin’ Wolf jouaient tout le temps. Cette musique s’est tracée une voie jusqu’à moi. J’en suis tombé fou amoureux.

Mais ta batterie sonnait hip hop.

Je n’ai jamais voulu n’être qu’un accompagnateur de mon grand-père, qu’un pousseur de soliste. J’ai déjà entendu ça, cette histoire de son à la hip hop. Je m’y suis essayé, souvent, teenager. Mais il y avait une histoire de feeling qui ne collait pas avec mes potes qui étaient dans cette culture. Je n’allais pas me battre pour une histoire de feeling. Big Daddy disait : « Blues is the roots of all music ». So…

We Made It, extrait de l’album Benton County Relic (2018)

We Made It qui ouvre ton album, c’est une déclaration politique, non ?

Oui.

Ça répond au Yes We Can d’Obama ?

Un peu. Tout ce qui est dans ce morceau est du vécu. J’ai grandi dans une maison sans eau courante, sans toilettes. Il faut que je te raconte un truc sur cette chanson. J’ai dû expliquer à des gens cette année que ce mode de vie existe encore dans le Mississippi, aujourd’hui. Il y a encore des familles qui n’ont qu’un baquet et pas d’eau courante. J’ai écrit ce morceau pour qu’elles puissent se dire, si elles l’écoutent, qu’il faut tenir bon et que les choses peuvent s’améliorer.

Le blues, a souvent piraté le sens premier des mots pour faire passer ses messages, parfois politiques, on a parlé des esclaves, mais aussi parfois sexuels, comme Backdoor Man ou Baby Drive My Car. Tu utilises encore ce stratagème, toi, à l’époque du Free Speech ?

Bien sûr, au temps de l’esclavage quand on vous disait de la fermer, vous deviez la fermer. Si vous ne pouviez vous adresser aux autres qu’en chantant, vous utilisiez cette combine pour que les maîtres de plantations ne pigent pas. Aujourd’hui, plus personnes n’a besoin de tenir sa langue à ce point. Certains s’en plaindront sans doute mais tu es libre.

Tu joues dans les bars mais aussi dans des festivals de jazz. Comment des mecs qui tripent sur des changements d’accords complexes peuvent s’émouvoir d’une ligne de basse ultra répétitive ?

C’est une chose fantastique de jouer devant des gens venus pour ma musique. Je peux le sentir depuis la scène. Parfois, il y a des gens qui viennent juste écouter de la musique. Ils s’assoient, écoutent et applaudissent à la fin. C’est cool. Mais, parfois, certains sont venus en connaissant chaque morceaux, mot pour mot, ils dansent, ils hurlent et me parlent de Big Daddy Burnside ou de Junior Kimbrough. Ça fait du bien. Pour le jazz… Je ne sais pas. Peut-être, un truc avec les émotions ou les histoires que je leur raconte… [riresKill two birds with one stone.


propos recueillis par Guillaume Malvoisin au festival Be Bop Or Be Dead (Belfort)
photos © Anne-Sophie Cambeur – Le Studio des Songes

Cedric Burnside :  site web
Interview en en version laidback : dans les colonnes de Sparse.

Cédric Burnside à La Vapeur
Cédric BURNSIDE à La Vapeur
Benton County Relic de Jaimie Branch

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