yuko oshima
Jamais deux SAN trois. Yuko Oshima a un pied du côté de Strasbourg et l’autre posé dans sa culture natale. Au sein de SAN, la batteuse combine ses influences, ses expériences pour jouer une musique qu’elle qualifie d’inqualifiable. Trio en concert au 38e Jazzdor festival.
Commençons par la création de SAN. Comment vous êtes-vous rencontrées ?
C’est Taiko Saito, la vibraphoniste et marimbiste du trio qui a eu l’idée de nous réunir. Elle d’abord joué avec Satuko Fuji, qui est pianiste, dans un duo appelé Futari. Elles se sont connues à Berlin. Satuko y habitait en 2015. Avec Taiko, nous avions une amie en commun, Silke Eberhard, une saxophoniste qu’on a déjà pu voir jouer à Strasbourg et à Jazzdor. C’est par elle que nous nous sommes rencontrées. Puis Taiko a eu l’idée de nous réunir, Satuko et moi, pour de former ce trio SAN.
Vous êtes trois musiciennes d’origine japonaise. Cela a-t-il pu influencer de façon déterminante la création de ce trio ?
C’était depuis longtemps dans la tête de Taiko. Elle avait cetteidée de réunir trois musiciennes qui partagent des racines communes, venues du Japon. Bien que je vive à Strasbourg depuis plus de 20 ans, et que Satuko voyage dans le monde entier, qu’elle habite à Berlin, il nous reste forcément des éléments de notre terre natale.
Comment ce lien à vos origines pourrait-il se décrire musicalement ?
La langue qu’on utilise pour échanger des idées et des émotions influence le cerveau et le processus de création. Si je parle japonais en scène, ça me fait jouer les choses différemment. Le plus marquant dans notre culture japonaise, celle que nous partageons dans SAN, c’est le rapport au temps. Le temps entre deux éléments, c’est le silence qu’on appelle le ma. Ça peut être un silence entre deux notes, ou deux respirations. Quand tu écoutes le concert enregistré au kesselhaus de Berlin [le disque Hibiki vient de sortir sur Jazzdor Series, ndlr], il y a quelques morceaux où l’on joue beaucoup avec les silences.
SAN, c’est un trio constitué exclusivement de musiciennes. On retrouve cette idée sur ton album Rouge, ou avec tes projets comme, Donkey Monkey, Lauroshilau ou encore Spier. C’est un vrai choix de ta part, de créer en sororité ?
Non, c’est dû au hasard. Après, entre femmes, on se parle plus de la vie que de la musique alors que quand je joue avec des musiciens hommes, c’est l’inverse. (elle rit)… Mais je n’ai jamais vraiment choisi de jouer qu’avec des musiciennes, et je travaille d’ailleurs actuellement à la création d’un projet avec deux musiciens. Mais, c’est vrai, j’ai beaucoup de trios féminins, mais je ne sais pas pourquoi.
Est-ce qu’on pourrait rapprocher SAN du lien piano-batterie créé avec Eve Risser au sein de Donkey Monkey ?
Saito et Eve n’ont pas le même son, ni le même jeu. J’ai beaucoup écouté le jeu de Satuko avant de jouer dans SAN, avec Eve, j’inventais d’avantage en jouant, on s’inscrivait plus dans une forme de free jazz.
De free jazz ?
Du moins d’une forme ouverte de jazz, d’une musique où tout est possible. Hamid Drake, qui est lui aussi batteur, parlait du jazz comme d’une musique à l’ouverture maximale. Je ne me qualifierais pas moi-même de musicienne particulièrement jazz mais je me dis que je suis le résultat de tout ce que j’ai pu écouter, vivre ou jouer. J’ai beaucoup écouté de rock, et les étiquettes n’ont pas grand sens pour moi. Je joue à la fois jazz, rock ou de d’une façon qui se rapprocherait de la musique expérimentale. Dans ce sens-là, je peux être une héritière du jazz.
Et comment cet héritage s’exprime-t-il dans le trio SAN ?
Ça faisait longtemps que je n’avais pas joué, comme dans ce trio, des thèmes écrits, avec un timing, un rythme, une mélodie, des accords. Je prends énormément de plaisir à jouer cela. Dans SAN, si on entend la racine jazz, c’est grâce au piano de Satoku. Moi, je casse le côté classique de la batterie car je voulais vraiment sortir des qualifications sonores. Je veux créer une musique inqualifiable.
D’où vient cette volonté ?
C’est moins un souhait qu’un résultat obtenu par ce que j’ai vécu et cherché. Aujourd’hui, je fais des choses assez différentes avec le sons : une création avec la danse, de la musique pour le théâtre donc d’une certaine manière, ça devient inqualifiable. Autre exemple, j’ai appris le Nagauta, une musique traditionnelle, lors d’une résidence au Japon. C’était très important pour moi car ça m’a permis de reconnecter ce que je suis et ma musique à mes racines. Pendant la tournée qui a suivi, en janvier dernier, Satuko et moi, nous avons pu chanter en japonais. C’était bon d’expérimenter et de partager ça ensemble. Dans SAN, c’est surtout une proposition de nos trois existences qui créent cette musique et ces temps.
SAN, justement, ça vient du suffixe honorifique en usage au Japon ?
San, ça veut dire « trois » en japonais. Au Japon, tu dis jamais San pour un trio mais torio. C’est Taiko qui a choisi ce nom. Leur duo, avec Saito, s’appelait comme je le disais plus tôt, Futari. C’est un mot utilisé au Japon pour parler d’un groupe de deux personnes. D’où une certaine suite logique avec SAN. Mais, il y a aussi une autre raison à ce nom que j’aime bien. San, ça peut s’écrire en idéogramme comme le mot ‘montagne’. C’est quelque chose dans la profondeur, une présence enracinée et naturelle. Les montagnes sont présentes à 200%. (elle rit)…
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propos recueillis par Lucas Le Texier, juin 2023
en marge du Jazzdor Festival / photo © Boris Masson,
LeBloc, Journée du Matrimoine, septembre 2023
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