Sheldon, conteur de la Gen Z

Sheldon est un rappeur. Okay, d’accord. Mais c’est quoi son truc à lui ? Un univers 100% références de la Gen Z. Mangas, BDs, films d’animations, jeux vidéos et tout ce qui s’en suit. Un peu comme un conteur devant une foule de gosse, Sheldon livre ses histoires avec des rimes flamboyantes et instrus éclectiques. Dingue.

par | 24 Juin 2021 | interviews

Sheldon

Sheldon © HectorSuperbe

On revient sur ton histoire avec la 75ème session, c’est difficile d’en parler sans te citer et inversement. Comment tu t’es retrouvé au sein de ce collectif ?

Par hasard. Au début, c’était juste mon groupe de potes et on s’est professionnalisés, tous ensemble. C’était pas vraiment un truc qu’on a intellectualisé ou qu’on a prémédité.

Ça c’est fait comme ça, juste par des rencontres ?

On traînait ensemble depuis le lycée. On a commencé à avoir chacun des activités créatives et artistiques un peu définies. J’ai commencé à rapper, à enregistrer des gens. Les gens ont commencé à faire de la vidéo et tout. Voilà, le nom était déjà là, l’entité aussi. Ça a été naturel de s’en servir et de l’utiliser.

Après 9 ans, vous avez annoncé que c’était la fin de ce lieu, le Dojo. Mais aussi le début d’un chapitre, puisque vous allez ouvrir un nouveau studio dans Paris. Comment tu envisages ce changement ?

Ça change pas tant de trucs que ça finalement, c’est un genre de continuité. On était au Dojo, là on ouvre un nouveau studio à Paris. Ce que ça change, c’est des trucs très pragmatiques, du meilleur matos, c’est plus près de chez moi. C’est agréable d’avoir un nouveau lieu. Le Dojo, ça faisait des années qu’on y était mais on eu la chance de voir passer suffisamment de gens et de brasser suffisamment de trucs différents pour qu’il y ait pas ce truc répétitif. Du coup, je pense que ça va pas changer grand chose, simplement nous faire du bien et nous mettre sur le pied de guerre pour la suite.

Tu rappes, tu es ingé son, beatmaker. Tu t’autoproduis, tu produis d’autres rappeuses et rappeurs, affiliés de près ou de loin à la 75ème, comment tu travailles quand tu produis pour ton univers ou pour celui d’un autre ?

Paradoxalement, plus les gens sont loin de ce que je fais, plus c’est simple pour moi. En fait, il y a moins d’inhibition. Quand tu produis pour quelqu’un, t’as moins à assumer ce que tu fais et t’es plus libre pour partir loin de ta zone de confort. C’est pour ça qu’en partie j’arrête de produire mes trucs, parce que les gens me proposent des trucs plus fous que ce que je me serais proposé à moi-même. Sur l’album que je prépare, j’ai juste participé aux arrangements.

— Carnaval (2019) © HectorSuperbe

— Agrabah (2020) © HectorSuperbe

Produire pour quelqu’un éloigné de ton univers, c’est inspirant pour ta musique ?

Il y a ce truc d’aller plus loin, il y a le côté challenge de faire un truc qui va plaire à la personne, qui va lui donner envie de faire un joli morceau. Quand je mixe des albums pour des gens, quand je fais de la réal’, essayer de comprendre ce qu’un artiste a dans la tête m’intéresse. Comprendre ce qu’il veut mettre dans son album, dans sa chanson qu’il a pas déjà mis ailleurs ou alors, au contraire, est-ce qu’il a envie de répéter un geste. Tu sais, parfois refaire ce qu’on a déjà fait, c’est compliqué.

Je pense à Zinée dont tu as produit le dernier EP. On reconnaît ta patte. Vous avez un univers assez proche ?

Zinée, c’est un peu particulier parce que c’est la petite reuss, on fait tout ensemble depuis le début. Tu vois, c’est typiquement le cas de figure ou je suis pas juste un mec qui produit pour quelqu’un d’autre. Je participe activement au truc. C’est le genre d’artiste où on passe de l’autre côté, quasiment dans la sphère intime. Avec Zinée, je peux avoir exactement le même genre de doutes que je vais avoir pour moi.

Dans ta musique, il y a quelque chose d’hyper cosmique, avec des petites notes furtives en mode jeu vidéo, qu’est-ce qu’il y a dans ton vaisseau Sheldon ? C’est quoi tes gris-gris, ton moteur créatif ?

Ce que je mets dans ma musique, c’est beaucoup des trucs de mood et de récupérations, beaucoup de culture pop. Tu parlais de jeux vidéos, les mangas, les BDs, ce sont des trucs auxquels je pense tout le temps. Ils sont présents dans l’étape de création. Si j’ai envie de véhiculer telle ou telle émotion, ça va m’arriver de m’appuyer sur une ref ou un artiste qui a déjà réussi à me transmettre cette émotion. Pour essayer de ne pas répéter le geste, j’essaye de prendre des artistes qui ne sont pas de la musique. Si je veux véhiculer une émotion triste je vais m’appuyer sur un moment de BD, d’un manga ou d’une scène d’un jeu vidéo que je vais trouver forte. Du coup, dans mon vaisseau, il y a surtout mon imaginaire et ce dont je me souviens. Des fois, je lis un truc, puis les années passent et ma vision s’est totalement transformée, c’est ça que j’aime.

 

« Une fois que l’œuvre est passée sur le spectateur ce qu’il reste c’est le souvenir de quelque chose, l’empreinte que tu laisses et donc je me sers des empreintes laissées par les autres artistes pour m’appuyer. »

 

Tu fais beaucoup référence aux jeux vidéo, est-ce que le rap, c’est aussi en quelque sorte un jeu de rôle qui te permet d’explorer une autre réalité ?

Oui, tout dépend du projet. Dans Lune Noire, j’essaye de plonger les gens dans quelque chose, ça c’est sûr. Je me suis longtemps servi de la culture populaire et je m’en servirai à nouveau. En fait, cultiver ce qui est intéressant de dire, c’est un truc compliqué parce qu’aujourd’hui pas mal de gens font de la musique et il y a déjà plein de choses qui sont dites. Essayer de ne pas redire les mêmes choses, c’est compliqué. Ma parade à ça, c’était de dire que tant que j’avais pas trouvé précisément ce que je voulais dire, j’allais me servir de choses plus grandes que moi qui disaient des choses plus intelligentes que ce que j’aurais été capable de dire tout seul. Là, je prépare un album qui est plus personnel, donc, j’utilise moins ce qu’il y a autour de moi. J’essaye de plus utiliser ce qu’il y a à l’intérieur de moi pour transmettre des choses aux gens.

Revenons à Lune Noire, ton premier album sorti en 2019, on pourrait parler de conte musical, chaque morceau répond à un récit. Tu avais déjà en tête un scénario avant de commencer ?

Oui. Je pense que si tu n’écris pas ton histoire en avance, tu peux pas faire un disque comme ça. Si je m’étais pas mis une trame et un univers, ça aurait été très compliqué d’aller au bout de ce truc-là. Et puis même de transmettre ça aux dessinateurs, aux personnes qui travaillent avec moi. Donc forcément il y avait ce truc de les laisser se concentrer sur quelque chose qui leur donne envie. Il faut une histoire, une fin. S’il n’y a pas de fin, s’il ne se passe pas quelque chose de cool à la fin, si je n’ai pas un truc stimulant pour tous ces gens, c’est compliqué de leur dire comme un vieux savant fou : « vous inquiétez pas tout va être super, suivez moi ». Je pense que tu es obligé d’avoir une trame sinon tu fais quelque chose de pas consistant, ou alors ça va plus être de l’ordre du cadavre exquis, de la surprise, de ce que ton inconscient a voulu te dire dans ton histoire. Si tu l’écris, tu racontes quelque chose. Comme un écrivain.

Que ce soit avec Lune Noire ou tes EP RPG,FPS, t’es hyper fort pour transmettre des ambiances, un imaginaire. Il y a des choses que tu écoutes et qui te racontent des histoires ?

Bien sûr. Par exemple, sur Lune Noire, les inspirations, c’est des trucs archi-spécifiques. Les gens qui ont eu ces ref là, qui les ont écoutées, comprennent que ça vient de ça et pour d’autres, c’est assez surprenant. L’album phare qui a fait que j’ai fait Lune Noire, c’est Emilie Jolie, la comédie musicale. C’est un truc qui m’a vachement marqué quand j’étais petit, je pense que ce serait la ref ultime pour moi avec le livre audio du Petit prince. Peu font ce que je fais dans le rap français ou alors ils sont arrivés après moi. Les deux que j’ai en tête c’est le dernier Laylow qui est incroyable, qui raconte un truc, et que j’ai adoré. Il y a aussi un peu le Lipopette bar d’Oxmo, qui est un truc qui a pu m’inspirer dans sa capacité à restituer une ambiance sur une track.

Tu fais beaucoup appel à l’imaginaire enfantin, c’est important pour toi de garder ton âme d’enfant ?

C’est archi important. Le truc de l’enfance, c’est l’enthousiasme. C’est compliqué de créer sans, tu te retrouves vite à tourner en rond et à faire une proposition moins intéressante. Dans ma musique, il y a clairement un truc régressif qui est méga assumé. Par exemple, sur Lune Noire, tous les interludes et les parties parlées, c’est mon père qui les a faites. Mon père, il me racontait des histoires quand j’étais petit et j’avais envie de le réentendre. À 25/26 piges tu vas pas voir ton père en lui disant : « Papa raconte moi une histoire », donc faut trouver des stratagèmes. Quand je réécoute des projets comme FPS, RPG, je me dis « t’es littéralement en train de dire pendant 8 morceaux que t’es une espèce de ninja doublé d’un robot avec des pouvoirs magiques ». Au moment où je le fais c’est méga sincère mais quand je prends du recul, je me dis aussi ce truc-là est hyper régressif. C’est un truc d’enfant. Mais c’est important, c’est au cœur de ma musique et même de ma vie. Je dois faire partie des grands nostalgiques qui pensent que ça va être très compliqué d’avoir quelque chose de mieux que quand on était enfant. Mais évidemment, c’est des conneries parce que il y a plein de choses à vivre. Juste j’évolue un peu avec ce sentiment-là en permanence.

Sheldon - Spectre

— Monde, sortie le 6 mai 2021.

« Ça me conforte dans le fait qu’on a bien fait de faire ce Kisskissbankbank, parce que c’est compliqué de prendre de l’argent aux gens en avance pour faire un disque. C’est pas un schéma classique, donc c’est un schéma qu’il va falloir assumer. »

 

Tu as annoncé en octobre, la sortie de ton prochain album, Spectre. C’est un disque où tu donnes l’opportunité à ton public de participer financièrement, mais aussi de réfléchir avec toi à cet objet via Discord.

C’est une dinguerie, franchement. C’est un truc qui tient particulièrement à cœur parce que ça se passe en ce moment, tout de suite. Très concrètement, quand tu mets 20.000 balles d’objectif sur une campagne de 40 jours, que tu les fais en 3/4 heures et que derrière t’as presque 300 % d’objectif, c’est un truc de ouf ! Et puis la dose d’amour que ton public te renvoie… Je suis pas un artiste avec une visibilité énorme, je suis pas vl’a actif sur les réseaux en dehors de la promo de mes disques donc ce premier step, c’est déjà hyper fort. Après le deuxième step, c’est le Discord. À la base, je l’ai pas pensé ainsi. Pour moi, c’était plus un moyen de renvoyer du love en faisant des petits streams de temps en temps, en venant parler avec eux. Ma commu est tellement cool qu’ils se sont appropriés ce Discord et c’est devenu leur territoire où ils se passe énormément de trucs. Il y a des tournois d’échecs, un serveur où ils sont en train de refaire Lune Noire dans Minecraft.

Depuis combien de temps tu as Spectre en tête ?

Moins de temps que Lune Noire, mais quand même. Je me suis dit : « tu recommences pas un disque tant que tu as pas une idée ». C’est compliqué, après Lune Noire, de juste prendre des morceaux de mood et de faire un album. C’est vachement dur quand t’as eu déjà un cadre aussi précis. Par exemple, le moment où le gamin allait sur la lune était écrit et je pouvais pas le remplacer donc soit j’arrivais à avoir une idée pour le matérialiser en une chanson soit j’allais me coucher et j’attendais le lendemain. Je m’étais habitué à ce confort. Du coup, le premier truc c’était de dire j’attends d’avoir une idée pour faire un disque et ensuite le deuxième truc c’était de pas dormir trop longtemps dessus. Je pense que je suis incapable de faire un album en 3 ou 4 mois. Ce que je suis capable de faire c’est un truc comme FPS, un truc qui fait plaisir mais qui est pas vraiment un album, un truc dans lequel je mets pas tout mon cœur comme ça. Là, ça va être sur un an, un an et demi.

Dans la vidéo qui présente ce projet, tu dis vouloir faire quelque chose de différent, de plus proche de toi.

C’est juste un disque dans lequel je parle de moi, de façon moins dissimulée. Je pense que quand on a l’égocentrisme d’un artiste et qu’on est persuadé que ce qu’on a à raconter est plus intéressant que la personne d’à côté, on finit toujours par parler de soi, quoi qu’on fasse. Dans Lune Noire, je parle de moi indirectement, dans FPS aussi. Mais dans Spectre je parle de moi sans intermédiaire, sans mettre un gamin dans un monde avec des robots. Spectre n’est pas un album où tu vas retrouver autant de références à la culture pop comme il y en avait dans FPS, RPG ou DLC. Les morceaux commencent souvent par « Je ». Je parle de qui je suis, de comment je perçois les choses. C’est un truc que j’ai jamais fait. Et même si c’est un exercice archi normal dans le rap, bah, en fait, c’est un truc que j’ai mis du temps à accepter de faire. Je voulais pas le faire de la même façon que tout le monde. J’ai essayé de trouver une façon qui me convienne.

Pour finir, Spectre, c’est ?

Il y a pleins d’interpétations. Le sens premier, c’est le côté ectoplasme, fantôme. C’est juste comment je me sens dans un lieu public en général, comment je me sens dans une fosse de concert, dans le métro. Je me sens archi-invisible et archi-libre en même temps. Ça, c’est un sentiment qui est compliqué à concilier pour un artiste. Être personne au milieu de plein de gens, c’est certainement pas ce qu’on essaye de faire si on se ment pas trop à nous-même. C’est une chance de pas être beaucoup exposé, de pas avoir beaucoup montré ma gueule et, du coup, de pouvoir être à Châtelet en parfait inconnu et de pouvoir regarder tout le monde, pouvoir aller partout. Et c’est ça pour moi Spectre, c’est le côté seul au milieu des gens, le côté invisible.


propos recueillis par Antonia Barot, juin 2021

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