Un Gesser sort ses griffes
Au hasard, La Peuge en mai se balancerait quelque part entre Les Temps Modernes de Chaplin, très populaire, et le très soviétique Zavod de Mossolov. La condition ouvrière est scrutée et ses contradictions, inquiétudes et révoltes mises en musique dans ce projet par Geoffroy Gesser. La Peuge était au festival Météo Mulhouse en août dernier, elle sera au Tribu Festival le 1er octobre prochain. Entre temps, on a testé les griffes d’un lionceau.
Geoffroy Gesser souffle sur les braises de mai © JC Sarrasin
La Peuge en mai est un projet collectif, or, on vient de vivre une longue phase individualisée avec le confinement. Comment ça joue, ça, sur une reprise comme celle-ci à Mulhouse ?
D’un coup, jouer avec des gens devient une chose magnifique. C’est fort comme les souvenirs sont revenus, aussi, sur d’autres dates jouées avec les copains. C’était comme une impression d’ouverture, de communion.
Le pivot de La Peuge, c’est ton grand-père, ouvrier chez Peugeot.
Il s’est syndiqué plus tard, après 68. On l’entend très peu au cours du concert, on a surtout les voix de gens qui étaient à Sochaux. Mon grand-père travaillait, quant à lui, sur le site de Montbéliard mais il a été un point d’entrée dans ce projet. Au début, j’explorais sans trop savoir ce que je cherchais. Je me suis focalisé ensuite seulement sur tel ou tel aspect de la lutte. Plus je faisais d’interviews, plus je savais ce que je cherchais.
Tu as donc privilégié une collecte à des interviews dirigées ?
Oui, c’est ça. J’ai appris aussi beaucoup à resserrer les entretiens, à savoir interrompre mon interlocuteur pour recentrer le sujet et ne plus finir noyé dans un flot de paroles de 4 heures. Cécile Laffon m’a beaucoup appris sur ce point et sur le montage des entretiens.
Ton choix du line-up, c’est plus un choix d’individus ou alors plutôt la réunion de gens capable de furie et de rage en musique ?
C’est un choix de personnalités et de caractères, c’est surtout un choix de musique et de sons.
Ton quintet est assemblé comme les quintets du free américain, ceux d’Ornette Coleman ou d’Albert Ayler, par exemple. C’est volontaire ?
C’est volontaire. Je voulais que ce soit un quintet, puison s’est d’abord posé la question de faire rejouer les voix par un comédien. On a fini par décider de garder la matière sonore collectée pour conserver l’accent, l’ambiance sonore dans laquelle on les a enregistrées. Je suis allé chez les gens pour enregistrer. Ensuite, on a demandé à Simon Henocq de venir enrichir le projet avec son travail du son.
Simon Hénocq ( elec.), Aymeric Avice (tr.), Francesco Pastacaldi (dr.) à Météo Mulhouse (2020)
© photos JC Sarrasin
Geoffroy Gesser (sax), Joel Grip (ctb) et Prune Bécheau (vl.) à Météo Mulhouse (2020)
© photos JC Sarrasin
Les voix apportent une forme de fixité, une contrainte de sens face à la souplesse des improvisations.
C’est pas simple d’improviser avec des voix enregistrées. Il faut être hyper fin, hyper dedans, comme si elles étaient un autre membre du groupe. Mais la voix ne réagit pas, elle est fixe. C’est à nous de nous adapter et de faire comme elle s’adaptait elle-aussi. Ça créé un équilibre un peu bizarre qu’on doit nourrir pour jouer avec l’auditeur, qui doit pouvoir le plus souvent entendre le sens des paroles.
Dans un autre de tes projets, Bribes 4, on entend également de la voix. C’est celle d’Isabelle Sörling. Fais-tu un lien entre les présences vocales de ces deux projets ?
Dans le premier album de Bribes 4, il y a des paroles de chansons et un poème écrit par Isabelle, Human, qu’elle triture avec ses pads électroniques. Dans la prochaine création, il y aura encore plus de textes. On va essayer de s’inspirer de blueswomen comme Bessie Smith ou Billie Holiday, que j’ai pu découvrir dans le livre d’Angela Davis. Il y a des trucs magnifiques à intégrer, je ne sais pas comment ni dans quelle langue, mais ça me tient à cœur de mettre du sens dans la musique, cet aspect politique du jazz.
Je suis tombé récemment sur des propos de Jean-Louis Chautemps, autre saxophoniste, qui râlait un peu contre ceux qui faisaient monter le jazz sur les autels ou les tribunes.
Je suis assez d’accord avec ceci. Tous les musiciens de jazz n’ont pas toujours été engagés. Aujourd’hui encore, certains ne font que de la musique, d’autres ont une réflexion politique assez poussée, ce qui fait chier d’autres encore. J’imagine qu’à l’époque de Chautemps, c’était pareil. Après, il y a des musiques qui sont politiques. C’est sans doute aussi un truc de musicologues mais j’aime ça, leur regard sur le jazz, le rap.
On entend aussi des voix plus actuelles, de gens qui travaillent aujourd’hui à La Peuge. As-tu eu des retours ?
Non, pas encore. Malheureusement, je ne suis pas certain que ce soit le public des théâtres. J’aimerais beaucoup aller le jouer dans la région de Montbéliard. Il faudrait pouvoir le jouer dans l’usine, ça aurait du sens. Dans le documentaire du concert, c’est Christian Corouge qu’on entend, à l’époque il était plus jeune que les autres ouvriers. aujourd’hui, il est toujours engagé à la CGT mais retraité. Je voulais raconter cette histoire avec un panel de voix le plus large possible mais cela a été difficile à réaliser.
Il y avait un piège qui vous tendait les bras et que vous évitez joliment, c’est celui de l’illustration, de jouer musicalement les batailles.
On voulait éviter l’illustratif dès le début mais on s’est rendu compte très vite que cela revenait, malgré nous. Mais, cela intervient de façon ludique. Ensuite, chacun des spectateurs reçoit cela à sa façon. Tel ou tel élément peut lui évoquer une chose ou une autre. Ça, on ne le décide pas.
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C’est par ici.