Une nouvelle Nouvelle-Orléans ?

Si la musique de jazz est le résultat d’un conflit permanent entre le rappel et le dépassement des traditions, le jazz traditionnel joué aujourd’hui en Louisiane chevauche un tandem original, entre attachement à l’early jazz et inscription de cette musique dans la modernité technologique.

épisode 3/4 : And now… tradition!

par | 20 Fév 2020 | nolaSérie

On ne va pas se le cacher. L’utilisation du terme « jazz traditionnel » n’a pas bonne presse : on imagine vite le groupe de jazz à la papa, un peu plan-plan, qui fait davantage de mal au jazz que l’inverse.

C’est en découvrant et en m’intéressant à la jeune scène du jazz traditionnel de la Nouvelle-Orléans que mon regard sur ce terme et sur cette musique a évolué. D’abord, parce que ce sont de jeunes musiciens qui s’approprient cette musique. Ensuite, parce qu’ils ont cette capacité à insérer le jazz traditionnel, celui perçu comme le plus vieux des jazz, dans le temps présent, et de le jouer de la manière dont il peut être apprécié aujourd’hui. Preuve en est que ces jeunes musicien sont inscrits dans leur époque, certains d’entre eux ont fait un bout de chemin dans la scène punk, ce qui éclaire aussi le rapport particulier que ces musiciens tissent avec la rue. À en croire la cheffe Shaye Cohn, c’est même l’une des motivations de la formation du groupe Tuba Skinny :

« La plupart des membres du groupe ont traversé une période punk-rock. Je pense que le punk a énormément à voir avec le fait que les gens se soient mis à former des groupes de jazz traditionnel, à cordes ou à cuivres. Dans le punk, la philosophie du Do It Yourself [« Fais-le toi-même », NDLR] est centrale. Tu dois t’occuper toi-même de ce que tu as à faire, et tu ne peux pas payer quelqu’un d’autre pour le faire à ta place. Les musiciens sont autodidactes ; ils n’ont pas d’argent à consacrer à une école pour riches qui t’apprend à jouer de la musique afin de rendre les gens suffisamment satisfaits. »

Shaye Cohn à Geoffrey Himes, Tuba Skinny Stays On The Street,
OffBeat Magazine, 1er septembre 2014. Trad. L. le Texier

On aurait tort de considérer que ces deux univers ne se croisent pas ou rarement, puisque l’un des plus vieux groupes encore existants de cette scène du jazz traditionnel à la Nouvelle-Orléans, The New Orleans Jazz Vipers, explique sur la bio de leur site perso qu’ils « jouaient pour les junkies tatoués et les punk-rockers » au début de leur carrière. La dimension éclectique de la musique nouvelle-orléanaise n’y est sans doute pas pour rien dans cette incitation aux métissages et aux passerelles entre les musiciens.

Shaye Cohn

Shaye Cohn

— Sister Kate, The New Orleans Jazz Vipers, 4 novembre 2016

À côté des parcours variés des musiciens, il y a une réelle volonté d’adapter le vieux répertoire. Celui-ci n’est alors plus un souvenir, encore moins la persistance d’une époque nostalgique, mais bien un héritage que l’on perpétue et que l’on respecte. Adapter le vieux répertoire, c’est s’amuser avec les codes et les esthétiques, d’où l’entreprise singulière du bassiste du Shotgun Jazz Band, Tyler ‘Twerk’ Thomson, qui proposa d’enregistrer des vieilles chansons de jazz par un micro branché à un enregistreur des années 1930, le Presto K8. Cette démarche, délibérément lo-fi, dévoile un son unique sur l’album Twerk Thomson Plays Unpopular Songs (2017).

D’autres musiciens n’hésitent pas à utiliser les codes esthétiques des années 20 et 30, dans leur communication. Le compte Facebook du duo des Bad Penny Pleasuremakers, comme l’identité graphique du groupe, tranche par sa relecture de codes et de photos d’époque pour faire la promo des concerts.

Twerk Thomson Plays Unpopular Songs
Life Magazine – 1 juillet 1926
Bad Penny Pleasuremakers

Face aux codes esthétiques, on note aussi les codes musicaux et scéniques de l’entertainment — dont le jazz n’était pas réellement détaché aux Etats-Unis jusqu’au milieu du XXème siècle — tels que repris par les Bad Penny Pleasuremakers sur Was I Drunk ? : l’interprétation live de ce titre permet d’entendre toutes les effets que rajoutent la joueuse de washboard, Joy Patters, rendant comique et un peu absurde l’ambiance de la chanson. Le guitariste Matt Bell de son côté, s’interrompt pour interpeller le public puis n’hésite pas à changer de voix et exagérer ce qui semble être un personnage féminin traversant la chanson de ces faiseurs de plaisirs.

Ces réappropriations du jazz New Orleans ainsi que la résurgence d’un esprit des années 20 et 30 qui en découle sont particulièrement mises en avant sur la plate-forme Bandcamp où la quasi-totalité de cette nouvelle scène a fait son lit. Bandcamp, acoquiné à Youtube, affiche parfaitement les liens du mariage réussi entre le vieux répertoire du jazz et les nouvelles technologies qui savent le mettre en première ligne.


Lucas Le Texier

— Was I Drunk ? par The Bad Penny Pleasuremakers, Live at The Abita Springs Opry (2016)

— I Saw Your Face In The Moon, une jam dans les rues de la Nouvelle-Orléans (2012).

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C’est par ici.

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