« Je ne suis pas dans un truc conceptuel. OTOS m’a permis d’assumer enfin une forme de lyrisme dans la musique noise. »


texte : guillaume malvoisin,
Jazz à Luz, juillet 2025

matrimoine 2025 Félicie Bazelaire

journées du matrimoine  2025
interview
— félicie bazelaire

École nationale supérieure d’art et design, 3 rue Michelet
samedi 20 septembre à 17h • OTOS
Félicie Bazelaire, électronique • 55 minutes
Concert proposé par ici l’onde – cncm
réservations par mail

En juillet 2025, pour le festival Jazz à Luz, Félicie Bazelaire jouait OTOS. Pris dans un espace sonore en quadriphonie, les auditeurices plongeaient intensément dans un solo électro-acoustique, dense et addictif. Créé en référence à l’otospongiose, syndrome qui contraint celleux qui en sont atteint·es à entendre en permanence les sons de l’intérieur de leur corps, improvisé aux controlleurs électroniques, OTOS combinait matériau biographique et création in situ. Revue de détail avec une contrebassiste en prise avec elle-même.

Démarrons simplement. OTOS, c’est une forme autobiographique ?
Il y a eu, chez moi, ce problème d’oreille, une otospongiose. Je n’ai pas été surprise, car c’est une maladie héréditaire et ma grand-mère, mon père en ont été atteints. Je me suis donc servi de ce trouble, qui faisait que j’entendais réellement plein de sons intérieurs. L’otospongiose, c’est purement physique, mais une partie peut être due à l’angoisse, ou au stress, à pas mal d’autres causes psychologiques. Quand on est musicienne, et qu’on nous dit : « vous allez devenir sourde, il faut vous faire appareiller », ça vous livre à une forme de panique incontrôlable. C’est ce qui m’est arrivé. J’ai finalement appris que c’était un mauvais diagnostic. Mais en même temps, j’entendais vraiment plein de trucs dont je me suis servi pour en faire un album. Symboliquement, le fait de m’écouter intérieurement, ça raconte aussi quelque chose de ma vie. Donc, en effet, ce solo est une forme d’autobiographie.

Cette écoute découle sans doute aussi de la position que tu as quand tu joues, très proche d’un autre corps, celui de ton instrument, non ?
Quand je joue de la contrebasse, je suis souvent penchée au plus près de l’instrument, simplement parce que j’adore le son que j’entends. Je me suis souvent dit, que j’aimerais bien entendre ça, mais amplifié en dix fois plus fort.

Ce rapport à ton instrument, c’est presque un détournement. Avec les techniques de jeu étendues, on a l’habitude de voir un instrument comme une forme de prolongement, d’extension du corps de l’interprète. Avec OTOS, c’est presque l’inverse, ta musique devient, grâce à l’électronique, une plongée intérieure.
Complètement. Mais, je crois que j’ai toujours aimé détourner mon instrument. Toujours… Je me souviens d’avoir jouer un solo où je ne faisais que taper sur ma basse. Ce n’est pas que j’aime lui faire du mal, mais il y a un truc où… Je pense, là, à l’instant, à ce projet créé avec Emmanuel Lalande, où, la contrebasse sert d’amplificateur. C’est tellement gros aussi, c’est une vraie caisse de résonance.

À l’origine du projet OTOS, quel est le déclic ? À quel moment as-tu décidé de faire musique de cette petite malédiction ?


Comme je te le disais plus tôt, je me suis dit que ce que j’entendais, finalement, n’était pas si moche. Je pouvais en faire quelque chose. Puis j’ai compris que la résilience pouvait être aussi un bon moyen de détourner ce qu’on ne peut maîtriser. Depuis ça va beaucoup mieux, je n’ai plus aucun souci et je ne suis pas du tout devenue sourde. Je suis restée avec les sons entendus et je me suis demandée comment en faire de la musique, comment les jouer de façon polyphonique.

As-tu d’abord pensé OTOS comme un solo de contrebasse ?
Oui, je l’ai d’abord créé ainsi. C’était cool, mais ce n’était finalement pas si proche de ce que j’avais entendu. Et puis, un jour d’errance sur GarageBand et je me suis mise à superposer des sons, pour la création d’un autre projet en cours. Je me suis rendue compte que la solution était là. Enregistrer puis rejouer les sons. L’idée du solo et de l’album étaient là.

 » Une anecdote assez drôle :  J’étais en studio pour mixer avec Emmanuel Lalande, qui m’a aidé à faire aboutir ce projet, je lui demande d’arrêter et de recaler une boucle qui sonnait super. Il l’avait arrêtée depuis et moi, je continuais à l’entendre intérieurement. —

Comment se fait la retranscription de l’intérieur vers l’extérieur ? Est-ce qu’on procède par partition ? À l’oreille ?
J’avais un petit diapason à côté de moi, et je disais : « ah, là j’entends un truc… ». Parfois, c’était plutôt des accords, alors je les notais. Tout simplement, je notais. Il y a cependant des trucs qui sont restés exactement comme je les ai entendus. D’ailleurs, à ce propos, voici une anecdote assez drôle. J’étais en studio pour mixer avec Emmanuel Lalande, qui m’a aidé à faire aboutir ce projet, je lui demande d’arrêter et de recaler une boucle qui sonnait super. Il l’avait arrêtée depuis et moi, je continuais à l’entendre intérieurement.
 
Dans OTOS, on entend aussi de la voix, du field recording.
Ceci, c’est très récent. Ça rejoint un peu la question que tu as posée sur qu’est-ce qu’on écoute. Parfois, j’ai l’impression qu’il faudrait arrêter de faire de la musique, il faudrait juste enregistrer ce qui se passe autour de nous. Il y a tellement de trucs, c’est complètement dingue. Ensuite, la manière dont on les mixe, dont on approche le micro… Peut-être que ce sera un futur projet. Pour OTOS, j’ai deux prises de son, une qui vient d’un voyage en bateau, puis une autre de la mousson du Vietnam, la mousson plus, je pense, un climatiseur. Je peux passer des heures à écouter ces sons. J’avais envie de m’en servir pour créer du bruit blanc, pour la fréquence qu’ils généraient. OTOS, c’est un format de musique noise, il y a du drone, des sauts de dynamique, entre autres. 

 
Est-ce que considérer cet état non plus comme un trouble mais comme une source de création musicale possible, t’a permis de découvrir de sonorités, des fréquences que tu ne pressentais pas et qui ont nourri ce solo ?
D’un point de vue esthétique, ça m’a permis d’assumer une forme de lyrisme. OTOS est plutôt lyrique. Je ne suis pas dans un truc conceptuel et sans doute que je ne l’assumait pas vraiment avant ce solo. Quand je jouais de la contrebasse classique, j’adorais jouer de la musique romantique : Schumann, Schubert, Beethoven. Être contrebassiste dans une symphonie de Beethoven, c’est quand même assez génial. J’adore cette musique, son expression, avec de grandes phrases, avec des nuances, c’est magnifique. Bien sûr, OTOS n’a rien à voir avec de la musique romantique, mais je retrouve un peu de ce lyrisme. Ça m’a permis de libérer ça. 

 
Ensuite, tu as fait le choix de filtrer la musique de ton solo grâce à l’électronique. On oublie l’origine des sons, comme si tu nous demandais implicitement de ne pas nous en préoccuper. Ce n’est pas une confession sonore.
Ce que j’entends dernièrement, ça ne ressemble pas à des sons de contrebasse. J’avais besoin de passer par mon instrument et, de toute façon, je n’ai pas d’autre moyens de faire de la musique. Mais je suis contente de mes sons. Il y a plein de sources, plein d’enregistrements différents qui créent un autre espace sonore.
OTOS est diffusé en quadriphonie. On est pris, englobés dans une écoute très éprouvante, au sens physique et agréable du mot. C’est volontaire ?
C’est ce que j’aime quand j’écoute de la musique, que ça me prenne vraiment. C’est sans lien musical, mais parfois je pense à Phill Niblock. C’était hallucinant, ses concerts. Souvent je me suis dit qu’il pouvait guérir des gens, tellement sa musique est puissante. Je garde aussi ce truc où j’ai envie d’être la tête dans la contrebasse, qu’on ait la sensation d’être dans une contrebasse. D’être dans ma tête, ça fonctionne pas, bien entendu mais il y a quand même quelque chose de l’ordre de l’intime.
 
Ce qui est très beau, c’est que tu n’en fais pas commerce, on n’écoute pas ta musique grâce à l’excuse d’un trouble intime mais parce qu’elle nous embarque et nous engage, physiquement.
Ça me fait plaisir que tu me dises ça, parce qu’en fait, j’ai eu peur pour ce concert à Luz. Dans une critique récente du disque, un rédacteur a écrit que j’avais une surdité partielle. Ce qui n’est pas vrai, et m’a desservi ensuite. Ça me plaçait en position d’attraction foraine. En réalité, mon audiogramme indique une oreille parfaite. L’otospongiose, je le comprends aujourd’hui, c’était juste un outil, un point de départ vers ce solo.



guillaume malvoisin, Luz-Saint-Sauveur, juillet 2025
photo © Darek Szuster pour l’Alsace