À la base je voulais juste faire de la trompette.

Un feuilleton poétique inédit d’Emanuel Campo.

À 8 ans, Emanuel est comme tous les mômes, il veut être Miles Davis. Son de velours, regard noir, costard classe. Ce sera le chant et la chorale du conservatoire de sa ville. Aujourd’hui, le chant est celui d’un feuilleton poétique à paraître ici en 3 épisodes. Court, incisif, laconique. Comme un solo de Miles rejoué pour un petit mec qui n’aurait qu’une chose à déclarer. À la base je voulais juste faire de la trompette.

Emanuel Campo

« This is my story, this is my song. —

André 3000 (Outkast), Chonkyfire.
(André 3000 ayant lui-même emprunté cette phrase à l’hymne Blessed Assurance de Fanny Crosby)

1.

1991, j’ai 8 ans
je suis sous la table à manger
les infos du 20 h défilent devant le dîner
on annonce le décès d’un artiste.
Je suis arrêté-fasciné par l’image d’un homme jouant de la trompette
il me revient plus tard ce nom
Miles Davis.

2.

Je répète, je veux faire de la trompette
je veux faire de la trompette.
La semaine suivante on me dit
« Allez, tu viens ? »
où ça ?
« Ben à la musique. Je t’ai inscrit à la musique.
Tu feras de l’orgue. »

3.

Je pense naïvement
à la maison, on n’a pas d’orgue.
Comment on fait ? Comment ça se passe ?
C’est mental ? C’est du « air orgue » ?

Puis on m’offre, non pas un orgue, mais un synthétiseur.
Un long clavier
de presque ma taille
posé sur un X en forme de trépied.
On ajoute une chaise de la table à manger…
et voilà, ça fera l’affaire, j’ai mon spot.

« Qu’est-ce t’en penses ? C’est pas mal non ? »

4.

C’est un orgue
un orgue électronique noir, avec deux claviers, des pédales et tout plein de boutons.
Le professeur me montre rapidement comment ça marche.
Il me joue Heal the world de Michael Jackson.
Première séance, grosse artillerie.
Euh… chez moi je n’ai qu’un simple synthétiseur.
« Alors on se limitera à un seul clavier et on ne s’occupera pas des pieds. »

Ainsi commençai-je le demi-orgue
à ne jamais m’occuper des pieds.
On découvrit quatre ans plus tard que j’avais les pieds plats.

5.

Le prof d’orgue a vite compris que ça n’allait pas le faire avec Heal The World.
Alors pour mon premier morceau, il choisit de me faire travailler sur The Final Countdown.
Il a cru me faire plaisir.
« Puisque t’es franco-suédois, je t’ai choisi le titre d’un groupe suédois, Europe ! »

Mec, j’ai 8 ans !
JE
N’AI PAS
CES
RÉFÉRENCES !

Je repars avec le livret des partitions de Europe (super nom de groupe pour foirer son référencement). Sur la couverture, partout des cheveux, du lipstick, des cheveux, du fluo, des cheveux, des boucles d’oreilles, de la bouclette, du collier, de la nuque longue, du vêtement inqualifiable, et des cheveux.

6.

Conservatoire de musique à Rayonnement Communal.
Avant chaque séance d’orgue, la classe de solfège.
La corvée du mercredi après-midi.

Je déteste aller au conservatoire.
Je déteste la classe de solfège.
Je déteste les dictées musicales que le prof joue au carillon.
C’est dans le bus en y allant que je fais mes devoirs.
Le cours d’orgue qui suit, c’est pas mieux.
Je ne pratique jamais chez moi durant la semaine.

Au conservatoire, je suis moyen. Mais ça me permet des années plus tard au collège de maintenir un dix-huit de moyenne en musique et donc chaque année de passer de justesse au niveau supérieur.

7.

Le conservatoire de musique est collé à la Maison des jeunes et de la culture.
Les cours de musique terminés
je passe d’un bâtiment à l’autre.
Je fabrique de bons souvenirs
j’apprends l’escalade
je pars au ski
je fais de la spéléologie – observe une forme de crâne dans la paroi d’une grotte
j’élabore un piège avec un fil de nylon dans un des buissons du parking.
La musique finie je suis heureux et intouchable.
Je fais croire aux autres enfants que je suis champion régional de karaté sur poutre.

8.

Je passe Noël chez mes cousins.

« Joue-nous quelque chose, joue-nous quelque chose. »
On m’installe sur le tabouret devant l’orgue
un orgue différent de celui de mon prof
un orgue marron, plein d’épais boutons aux couleurs différentes.
Toute la famille me regarde. Sympa. Humiliation douce represent.

Alors ça s’appelle Let
Euh
Let it be.

« Ah chouette les Beatles ! »
D’accord.

Je sors une reprise des plus claquées.
Main gauche qui plaque des accords à trois notes.
Main droite qui joue comme elle peut la mélodie
mélodie chantée par un américain sûrement.

Et tout le monde écoute
et tout le monde applaudit
et tout le monde il est content.

9.

Je suis convoqué par le directeur du conservatoire.
Je n’ai jamais vu le directeur du conservatoire.
Je sais juste qu’être convoqué signifie qu’il est arrivé quelque chose de grave.
Je sais aussi que la tâche visible d’un directeur est de sanctionner et de donner des punitions.

Le long du parcours entre ma salle de classe et le bureau du directeur,
il semble qu’un quatuor à cordes dirigé par John Williams me suit
et me joue une musique des plus angoissantes.
Les huit années de ma vie se déversent dans mes globes oculaires. Je me revois dans une poussette. Défile devant moi une fanfare militaire dans un petit village des Deux-Sèvres. Tout comme Mick Jagger, la musique m’aura mené partout.

Soudain ! La porte inévitable du bureau du directeur.
Fin. Générique.

10.

« Emanuel ? »
Oui.
« Assis-toi. »

« Tu aurais dû suivre une option obligatoire depuis le début de l’année. »
Apparemment, j’aurais dû suivre une option obligatoire depuis le début de l’année.
« Ton inscription comprend les cours de solfège, les cours d’orgue, ainsi qu’une option. »
Mon inscription comprendrait les cours de solfège, les cours d’orgue, ainsi qu’une option.
Une éponge sèche apparaît dans ma gorge.

J’évoluerais depuis plusieurs semaines au sein de l’établissement hors des écrans radar. On vient à peine de s’apercevoir que cet élève
moi
ne suit aucune option. C’est grave.
Ma réputation de champion régional de karaté sur poutre vient de dépasser les murs de la MJC. On me soupçonnerait d’user de ma furtivité de ninja pour sécher.

CRAC, le barrage se rompt
et c’est toutes mes larmes jusque-là retenues en otage depuis le début de l’année qui s’évadent en un bruit de musique contemporaine.

Mais j’ai rien demandé moi
à la base je voulais juste faire de la trompette.

« Ça va, ne pleure pas. On va remédier à ça. Il y a trois options. Tu dois en choisir une.
Percussions,
Chorale,
ou la Troisième. »

Tout mais pas la chorale. Je dis Percussions.
« Elle est complète. »
Alors je prends la troisième.
« D’accord.
Ah non, pardon, elle est complète aussi. Alors ça sera la chorale.
Tu commences la semaine prochaine. »

11.

Chorale. Concert de fin d’année.
J’ai dû apprendre une chanson, indéfinissable.
Je n’en comprends pas le sens.
L’histoire d’un type qui sort de chez lui, car selon lui, ça serait dans la rue que la vie irait
et qu’en fait ça serait là qu’on vivrait, et ça serait là qu’on irait et Villa la villa la vida. Voilà.
C’est son histoire, c’est sa chanson.

Je ne comprends rien à ce qu’il se passe.
Je suis un tee-shirt blanc parmi d’autres tee-shirts blancs.
Je suis en mode avion.
Le moment présent
est actuellement la dernière chose que je vis.
Je remue automatique les lèvres sans pousser la voix.
Je travaille ma diction. J’entends les, bruits, de ma, bouche ?
C’est comme arriver à sentir sa propre odeur
mais en bruits de bouche.

Quand on en arrive là
à cet instant précis de conscience de soi-même
l’esprit tout entier
lui
ne focus
que sur le
problème.

Je ne comprends pas l’utilité de chanter ensemble, de chanter devant d’autres personnes, de s’adresser à des personnes qu’on ne connaît pas, qu’on n’a jamais vues de notre vie. La culture, l’art, c’est quoi ? C’est ça ? Mais laissez-moi tranquille. Gros moment de solitude. Je suis même obligé d’inventer ce qu’il s’est réellement passé pour en parler, tellement ma mémoire a refusé d’archiver ce moment.

« Mémoire immédiate, Bureau des admissions j’écoute.
Oui… Oui… Veuillez reformuler s’il vous plaît. Villa la villa ? La vida ?
Ah non, ce n’est pas possible. Ça, on ne prend pas. Non désolé, on ne prend pas je vous dis. Non, je n’ai aucun responsable à l’étage. Ils sont tous en congés depuis que le petit est au conservatoire.
Pas la peine non plus de tenter au bureau des archives. Ils verrouillent. Surtout en ce moment, ils sont sur les dents depuis le rendez-vous avec le directeur.
N’insistez pas.
Vous forcez là.
Ce n’est pas une raison…
Ce n’est pas une raison pour être grossier.
Oui c’est ça. Vous-même.
Bien sûr.
Je vous repasse le standard. »

À la base je voulais juste faire de la trompette.

– fin –

Emanuel Campo, Lyon, 2020

a la base je voulais
juste faire de
la trompette


texte inédit © Emanuel Campo, 2020

Emanuel Campo, né en 1983, est poète, auteur-interprète et auteur de théâtre. Il anime la compagnie Étrange Playground, collabore avec plusieurs compagnies de spectacle vivant et travaille continuellement avec des poètes, des musiciens et des metteurs en scène. Dernièrement, il a co-écrit avec Marion Chobert la pièce La Compétition, création 2020 de la Compagnie Esquimots. En 2019, il a publié le recueil Faut bien manger aux éditions la Boucherie littéraire. Parallèlement au théâtre et à la poésie, il cofonde en 2013 le duo PapierBruit qui sort en 2017 le EP Giratoire. Ses publications : Faut bien manger (éd. la Boucherie littéraire, 2019), Puis tu googlas le sens du vent pour savoir d’où il venait (éd. Gros Textes, 2018), Maison. Poésies domestiques (éd. la Boucherie littéraire, 2016). www.ecampo.fr

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