4 jours passés en Pays Toy. PointBreak est posé au pied du Tourmalet, en échappée volontaire. Chroniques live prises sur le vif d’une musique avançant loin du peloton et de la meute.
textes : guillaume malvoisin
/ 10 au 13 juillet 2025
chroniques
jour 1 : ouverture
Orchestre 2035
Yuzu
[NA]
jour 2 :
lise barkas
david chiesa
Sasha steurer
Susana Santos silva
fabiana Stiffler
karsten hochapfel
jeudi 10.07
Jazz à Luz, jour 1. Ouverture.
C’est quoi ouvrir un festival ? Simple. D’abord les retrouvailles, entre quidams, entre artistes, entre pros. Ensuite, des découvertes. Equipes, lieux, paysages alentours. Ambiance. On attend du free, de l’expé ? On aura de l’éthio-punk lyrique et cabossé avec [NA], du petit orphéon occitano-forain aux parodies rock et populaires très classes avec le Yuzu et du savamment sauvage. Le tout placé judicieusement à l’endroit où tout doit se jouer. Ouvrir un festival c’est, comme ici à Luz, ré-habiter patiemment sa propre ville. Ouvrir un festival, c’est toujours un peu refaire visite au pays du peuple, comme disait Jacques Rancière. Ainsi, c’est contourner les attentes, accueillir sans contenter, dire bonjour et décontenancer.
Avec sa fausse gueule de Carnaval fagoté en vide-grenier, l’Orchestre 2035, en réalité 15 dégingandés à l’unisson, pourrait faire grincer quelques (fausses) dents. Sous ses airs de free recuit, le combo va plutôt chercher du côté des free parties groove en vogue sous les périphs ou dans les hangars britanniques. Voir les fêtes costumées d’Onyx Collective, par exemple, donnée avant Covid. Soit de la couleur, de l’obsession et une maîtrise musicale toute entière dévouée au plaisir partagé. D’aucun webzines théoriseraient à distance la question d’une jeune génération Free en France. Pas sûr que ce soit bien utile. Les codes sont brouillés, au moins autant que peuvent l’être les œufs dans un squat à Brighton. 2025 ? Pfunk, pour faire court. Du son qui pense et qui danse. Pas besoin de faire semblant de penser davantage. Retour à l’immédiateté, signe générationnel. Les membres du collectif 2035 savent faire musique, convoquent avec la même tendresse Braxton, l’Art Ensemble, Xenakis, les Pussy Riots, Funkadelic, les masques théâtraux de Werner Strub, le style félin de Jean-Pierre Rives (spéciale dédicace 1). Il y a aussi la force et la puissance répétitive. Celleux qui évoqueraient la transe pourront toujours aller se rincer le tympan avec Fred Lopez en Terre Inconnue. Là à Luz, l’hypnose n’a de sacré que dans la danse. Dense. Spontanée, épaisse et alarmante. On aurait aimé voir cela en mode boiler-room (spéciale dédicace 2). Mais la joie est frontale, le son mastoc, le plaisir batailleur. Non-genré et non répertorié. Les percussions, centrées, agglomérées en un seul instrument, équilibre les assauts de soufflants acides et la rondeur des basses de toutes sortes. Les voix flottent sur cela, pleines d’éther et d’accords. C’est militant ? Engagé ? Oui, forcément dans la France d’aujourd’hui. C’est agité contre la sclérose de l’époque, revendiquant le droit de pouvoir dire des sottises auto-tunées, de fabriquer des slogans, de faire Dada, de faire dodu, de faire du commun. On peut venir des hautes sphères de la jeune garde musicale française (voir détail dans le pédigrée de chaque musicien·ne du line-up dont l’ONJ ou l’Ircam) de savoir jouer comme un zouave incandescent. Il y a un mouvement qui bruisse sur cette scène actuelle. Venu peut-être des choses apprises par la scène neo-trad du centre France où la rave party s’impure de complaintes, de banjos ou de danses électroniques. Déjà vu ce free groove furieux ? Oui, sans doute, pour quelques gonades vénérables qui auront eu la chance de se pâmer devant Peter Brötzman, Rip Rig and Panic ou un set des Slits. « Émergence, c’est le thème de la soirée », disait en préambule la stature du commandeur, à l’abri de tout besoin de rajeunir. Émergence. Dont acte. C’est ouvert.
vendredi 11.07
Jazz à Luz, jour 2. Centres aérés.
Première matinée à Luz, descendue par la face apaisée de l’improvisation. Pas dénuée d’inquiétude pour autant, c’est même inné à l’exercice. Mais il y a une belle sérénité montante au fil de cette deuxième journée de festival en Pays Toy.
Face au trio Lise Barkas, David Chiesa et Sasha Steurer, il faut très vite se défaire de la tentation de savoir qui accompagne qui. La danse est au centre de la scène, la musique sur chacun des deux côtés, pragmatisme pur. Dans le champ visuel, il y a les corps du trio, leurs tensions visibles, selon un seul but, le son, selon une double règle, la maîtrise et la décentration. Il y a ce que l’on voit, il y a ce que la vue laisse attendre et ce qu’on entend. Ce qui reste rarement raccord avec cette attente. Principe aussi neuf que l’eau tiède, décrit ainsi. Évidence rappelée, sans doute mais plutôt jolie. Le corps dansé de Sasha Steurer ajoute une complexité perturbatrice bienvenue à l’équation du trio. Les drones et obstinatos rugueux tirés de la cabrette, de la vieille à roue et de la cornemuse détournées du commun, viennent percuter l’espace ouvert par la danse, jamais très loin de l’obsession, et la vulcanologie forgée d’un lent et patient travail à la contrebasse. Textures et matières s’aimantent et dialogue. L’infra danse avec le beta, c’est extra.
Tout aussi extra, on imagine aisément, d’être seule, dos à la vallée, adossée aux ruines du Château Sainte-Marie, face à une centaine d’oreilles montées sur la butte pour écouter. Susana Santos Silva a cette chance-là. Extra donc. Solo âpre et grenu d’abord pour conjurer les orages menaçant alentour, puis joué au cuivre velouté pour s’amuser des échos et réverbérations naturelles de la vallée. On vous disait hier, qu’un festival devait toujours un peu ré-habiter son territoire. Ici Susana Santos Silva joue avec les millénaires de pierre et l’actualité du cuivre de son instrument manipulé in situ avec une dextérité émouvante. On sent une forme d’urgence pressante à jouer ce solo, à cet instant, dans le calme des ruines, en pause de longues tournées. La trompettiste se joue des sauts de tessitures, met du grain dans son pavillon, une douceur époumonée plus loin. Jusqu’à créer l’illusion d’un organiste imaginaire lui répondant, depuis un autre repli des ravins. Dans ce long mouvement hiératique d’extériorisation d’une intimité pudique, il y a de la confidence faite à la légende des siècles. Avec l’humilité d’une musicienne se recentrant, à grands renforts d’air pur et soufflé.
Humilité cousine pour le duo Fabiana Stiffler / Karsten Hochapfel, à la tombée de la nuit sous chapiteau. Violon et violoncelle, à la scène comme à la ville, dit-on dans les gazettes. D’où une complicité faite de maîtrise et de malices, laissant aller sa musique sur des chemins tendus où rien n’est grave. Attitude géniale d’un fragile assumé et d’une puissance incongru. C’est très visible chez la violoniste qui se mettre en danger en considérant que ce qu’elle joue, en même temps que les possibilités d’en créer des départs pour d’autres routes, d’en faire du petit bois pour d’autres feux. Attitude en écho chez le violoncelliste, où c’est le physique engagé, que ma grand-mère qualifierait de danse de Saint-Guy, qui déclenche ce qui est possible de jouer. Ce jeu de reflet et de réflection (coucou Lacan) est fascinant à voir, laisse entendre une émotion simple et profonde. Dans cette joie à deux sautillent ensemble Ravel, Shostakovitch, Bartok, Philip Glass et tout ce que l’impro à cordes saurait inventer qu’on ne connaîtrait qu’à peine : chants populaires, matières organique, cinématiques très ouvertes. Plus tard, dans le Parc Massoure, Ibrahima Diakité dira ceci : « On est tous les rois et les reines de ce soir, on va chanter pour nous », conclusion ad hoc pour une journée d’individualités aérées puis mises en commun.