Leonard Cohen, 911 is a Joke

Du jazz, à bien écouter, on pourrait en trouver partout. Y compris sous la veste classe du plus classe des songwriters du folk mondial. Sixième sonnerie de l’Alerte Jazzy. Leonard Cohen dirige la squad de la Jazz Police.

par | 4 Mai 2022 | Alerte jazzy

Leonard Cohen

© Colm Henry

Les mains en l’air ! À bien écouter Suzanne, Famous Blue Raincoat ou encore Came So Far From Beauty, on imagine peu Sisyphe rigoler avec la Police. Leonard Cohen non plus. Pourtant, ces deux petits gars de l’éternel recommencement avaient la blague habile. Sens redoutable de l’absurde pour le premier, bluff holistique pour le second. Jazz Police en est un parfait exemple. Cette chanson, lovée dans un album charnière du maître, transforme une vanne de studio en autoportrait crypto-fasciste implacable et pervers. Économie de moyen empruntée au blues, solo jazzy qu’on jurerait sorti d’un bastringue géo-politique. Les mains en l’air et la tête de travers, c’est la police du jazz qui déboule.

I'm Your Man de Leonard Cohen
Leonard Cohen

© Guido Harrari, 1989

« Wild as any freedom loving racist
I applaud the actions of the chief
Tell me now oh beautiful and spacious
Am I in trouble with the Jazz police? »

Jazz Police se cale en track 2 de la face B de I’m Your Man, album sorti en 1988. C’est l’année où le Rideau de Fer montre ses premières traces de rouille, où pâlit la tâche sur le front de Mikhaïl Gorbatchev en pleine glasnost soviétique. C’est aussi l’année où, à Berlin, commencent sérieusement à trembler la base d’un mur célèbre. Cohen lui ne tremble pas, debout et visionnaire comme d’hab. Il voit les secousses historiques de 89 arriver et les met en chanson. La prescience des poètes, direz-vous. Classe. Jazz Police n’a pourtant ni le lyrisme érudit des tubes de l’album : I’m Your Man et son virilisme apitoyé et magnifique (repris récemment pour Dior), Tower Of Song, chant homérique sur la vieillesse des songwriters. Marrant ces deux titres seront repris par un Nick Cave déférent et nocturne, magnifique et souvent visionnaire, lui aussi.
Jazz Police n’est pas non plus un hymne à l’amour cohenien, sensuel, incarné et doucement violent. Mais d’une vanne, donc. D’une simple blague que Cohen faisait aux musiciens avec qui il enregistrait Recent Songs, en 1979. Ce sont les Passengers comme le batteur Steve Meador, et Paul Ostermayer, sax qui soufflera sur un magistral Cumulo Nimbus en 1978. Lors des sessions de Recent Songs, les gaziers cajolaient des riffs de jazz entre chaque prise et Monsieur Cohen déboulait en hurlant : «  Jazzers, drop your axes, it’s Jazz Police! » (« posez vos instrus, les lapins, voici la Jazz Police ! »). 10 ans plus tard, la vanne a mûrit et pris la gueule d’un texte sournois, vénéneux et drôle.

À provoquer, du moins, des rires jaunes, aujourd’hui. Voici un petit juif new-yorkais et chanteur qui se portraitise en fasciste bourré d’amour et d’obéissance. Jazz Police oscille entre prise de conscience radicale — Jesus est vénéré par tous mais considéré comme joyeux par très peu — et vœu pitoyable — je veux être ce mastard qui descend les rues et prends une meuf au hasard. C’est bancal, oui. C’est infernal, oui. C’est génial, oui, surtout. Si Cohen chagrine sa judéité, c’est pour interroger l’humain et offrir le reflet de notre veulerie la plus crasse. Celle qui vous pousse à rejoindre les rangs du FBI ou du KGB, celle qui vous pousse à être réveillé trop tard et au son des cloches des religions, celle qui vous plonge dans le blues des lâches. Lâches à peine secoués par ce solo de piano fragile que Jeff Fisher pose à l’hémistiche de la chanson. Fragile, ridicule, banal et bancal, lui aussi. On sait bien que les blagues les plus courtes sont les meilleures. Cohen pousse quand même le bouchon un peu plus loin et les élève au rang de paraboles terribles. Seul et sans les mains.


Guillaume Malvoisin

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