« Deux sets, deux pôles : l’assise collective de Black Seeds, la faille volontaire de Unicorn and Flexibility. Entre les deux, tout un spectre. Et c’est là qu’on mesure facilement ce dont le jazz peut être capable. »
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texte : Selma Namata Doyen
jazz à la villette 2025
jeudi 4 septembre
— benjamin sanz directions
& unicorn and flexibility
benjamin sanz directions
À la Dynamo , Benjamin Sanz joue les jardiniers. Dès l’entame de set, pas de doute sur sa position de leader. C’est lui qui drive le quintet. Son jeu, mécanique subtile presque métronomique, sème ses frappes comme on déroule des évidences. C’est même ce qui fait sa singularité. Batteur et cofondateur du collectif MIRR, Sanz a le goût pour la structure, pour une pulsation qui articule autant qu’elle libère. Très complice avec Luca Fattorini, à la contrebasse, voir les regards et les attaques, la rythmique avance d’un seul corps, souple et ferme à la fois. Sur ce socle viennent s’inscrire les deux soufflants. Hermon Mehari, trompettiste originaire du Missouri et désormais figure active de la scène parisienne, projette un son clair, direct, qui découpe l’espace. Ricardo Izquierdo, sax ténor cubain d’origine, au grain plus dense, charriant une mémoire venue de l’autre versant de nos contrées. Entre les deux, une tension féconde : l’un ouvre, l’autre creuse. Leur dialogue soulève l’ensemble. Les compositions, qu’on pourrait dire classiques dans leur forme, s’y trouvent élargies, menées avec une vitalité qui les empêche de tourner au simple exercice. Rob Clearfield, pianiste de Chicago, complète le tableau, et travaille l’épaisseur sonore, rôle discret mais décisif. Son jeu, nourri du croisement entre jazz et musiques actuelles, apporte groove et textures, un liant naturel entre la rythmique et les cuivres. Derrière cela, la main de Sanz reste perceptible, moins comme une autorité que comme une direction d’architecte. Black Seeds, titre du dernier disque, tient ainsi son pari : non pas dupliquer un héritage, mais tenter de le réinventer au présent, dans un geste collectif.
unicorn and flexibility
darrifourcq + hermia + ceccaldi
Même salle, autre planète. Après l’assise de Black Seeds, surgit son contrechamp : le power trio réunissant Sylvain Darrifourcq (batterie), Valentin Ceccaldi (violoncelle) et Manu Hermia (saxophone). Plus de dix ans de jeu commun ont forgé une complicité rare, assez solide pour s’autoriser à courir au bord du gouffre sans jamais basculer. Leur troisième disque, Unicorn and Flexibility, en est l’éclatant manifeste : musique tendue, nerveuse, mais tenue d’un bout à l’autre. Darrifourcq mène la charge : frappes sèches, pulsations hachées, rafales qui claquent comme une machine à écrire, jusqu’à pousser l’impression d’une mécanique détraquée, mais d’une rigueur absolue. Ceccaldi transforme son violoncelle en champ d’expérimentations : notes tendues et rageuses, pizzicati qui sonnent comme des jets de pierres, puis soudain une ligne fragile, presque trop belle pour durer, et aussitôt avalée par la turbulence du trio. Hermia, lui, fait du son de son saxophone une matière brute. Il souffle la tenue à la limite du silence, mène des attaques brisées, puis déferle de saturation envahissant l’espace. Le concert s’organise comme une course éperdue lancée derrière un bus : accélérations folles, arrêts brutaux, reprises haletantes. Un sprint qui n’en finit pas, avec ses points de côté et ses respirations arrachées au reste du corps. On croit que tout va s’effondrer, mais non : ça tient, ça se retend, ça repart. Cette énergie brute flirte parfois avec le free rock, sans jamais se défaire de cette sacrée précision, quasi signature du trio. Ici, la brutalité n’est pas une perte de contrôle mais une méthode d’écriture comme une autre. Deux concerts, deux pôles : l’assise collective de Black Seeds, la faille volontaire de Unicorn and Flexibility. Entre les deux, tout un spectre. Et c’est là qu’on mesure ce dont le jazz peut être capable : embrasser la cohérence et le chaos dans une même soirée, mais pas nécessairement avec ses mêmes adeptes.
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Selma Namata Doyen
photos © Cecilia Collantes, Maria Jarzyna, Sylvain Gripoix