les interviews
de pointbreak
Kamilya
Jubran
et Sarah
Murcia
chansons complexes
Yoqal
— Jazzdor Strasbourg
vendredi 13 décembre 2024
version augmentée de l’interview
réalisée en partenariat avec Jazzdor
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Kamilya, Sarah te décrit comme comme sa sœur de musique, l’expression est assez jolie.
Kamilya Joubran : Notre affinité remonte à plus que 20 ans maintenant, à 1998. Je jouais avec Sabreen, un groupe palestinien basé à Jérusalem. On préparait un album et Said Mourad, le fondateur et compositeur, avait envie d’un petit orchestre. Quelqu’un me passe le numéro de Sarah qui a tout de suite accepté sans demander d’abord de quoi il s’agissait. Ça a été une vraie rencontre. Ce n’est pas seulement devenu une forme de sororité et il y a beaucoup plus de choses en jeu entre nous, aujourd’hui. Il y a cette confiance, cette curiosité de l’une envers l’autre. Pourquoi créé-t-elle cette musique ? Comment ? Quelle est la pensée derrière la musique ? On ne vient pas de la même histoire musicale, mais on a un présent, un intellect, une recherche qu’on partage, et ceci nous amène à écrire de la musique autrement.
Ce serait quoi ce « autrement » entre vous deux ?
KJ : Une musique qui nous appartient, pas seulement une fusion de choses simples.
C’est pourtant un piège à éviter, quand on imagine la réunion d’une musicienne occidentale et musicienne proche-orientale.
KJ : Tout à fait. Et c’est pour ça que ça prend du temps.
Sarah Murcia : L’autre jour, Kamilya a dit : « ce qui nous rapproche aussi, c’est qu’on aime bien se prendre le chou. » On se prend la tête. Dans la musique, et jamais entre nous. (Elle rit) On aime bien ça, avoir un os à ronger, un truc à démêler. La complexité, c’est une façon pour nous de démêler ensemble de petites énigmes et puis d’en faire de la musique, autour de la polyrythmie et des modalités un peu spéciales.
KJ : Tout de suite, ça m’a intéressée. Moi, je viens de la pop, de l’école de musique classique du Proche-Orient. Je me jette dans cette aventure d’une chanson palestinienne « moderne », quand je rencontre Sarah, j’avais envie de comprendre comment créer cette musique. Ça nous a pris du temps d’apprendre les gammes à transposition limitée, la part des rythmiques, comment marche la ligne horizontale de l’écriture arabe. Sarah a insisté pour apprendre tout cela et on a commencé à parler de micro-tonalité, à trouver des croisements entre pensée mélodique et pensée harmonique.
Souvent les formations avec une grande longévité tendent à aller vers l’épure. En écoutant votre duo ou YOQAL, votre disque, on peut avoir l’impression de l’inverse.
SM : Il n’y a rien de pire que la musique compliquée qui sonne compliquée. C’est vrai qu’on ne verse pas dans l’épure, surtout dans le nouveau disque, mais il ne faut pas effrayer les gens en les laissant croire que notre musique est complètement cérébral. C’est quelque chose de très structuré, de complexe, et d’amusant.
Elle vous amène à quoi cette complexité ?
SM : Elle nous permet de nous amuser avec l’espace et de voir ce qu’on peut créer dans un espace donné. Comment on peut arriver à le penser de façon plus large, un peu différente avec des couleurs à la fois familière et inhabituelles.
Vous êtes deux femmes et deux musiciennes de cultures différentes. Comment résoud-on cette équation ?
SM : Moi, j’apprends à parler l’arabe.
KJ : Et moi j’apprends de sales blagues en français. Le hasard a fait que nous sommes deux femmes. Ce n’est pas un choix conscient. Si Sarah avait été un homme, il y aurait eu peut-être une autre énergie mais le duo se serait fait aussi. Je ne peux pas développer plus que ça : nous sommes deux femmes avec un parcours qui n’est pas un parcours simple et habituel. Même si peut être, dans la culture européenne, on a un peu plus l’habitude de voir des femmes jouer, et composer ensemble. Mais en même temps, si je regarde bien le monde et l’esthétique de chez vous, ce que Sarah fait, c’est quand même assez rare.
SM : On joue des instruments dits « masculins » avec une singularité dans nos parcours de femmes, musiciennes, compositrices. Ce qui fait que cette rencontre est riche. On est amies aussi, ça compte beaucoup.
Vous jouez deux instruments à cordes. Comment se complètent-ils ?
SM : La contrebasse, c’est juste une sixte en-dessous du Oud, on est donc dans le même registre. C’est intéressant parce que parfois on a du mal à démêler qui fait quoi. Les timbres sont proches, et les deux instruments se mélangent bien. Je ne sais pas si c’est le cas avec la contrebasse, mais ce qui est certain, c’est que tout le monde ne joue pas du Oud comme Kamilya. Elle en fait une utilisation très personnelle.
KJ : Et souvent verticale. Je peux jouer des accords presque comme une guitare.
SM : Son jeu est assez expérimental. Moi je joue de façon plus classique, je crois.
KJ : Je pense que la modernité de Sarah est dans ce qu’on entend de ses compositions. Sa contrebasse m’a encouragée à aller vers mon propre style de jeu de cet instrument, alors que j’ai grandi avec le Oud classique, que j’ai grandi avec un facteur de Oud, mon père qui jouait la technique classique. Ce n’était pas mon truc.
Le mot est aussi très présent chez chacune et dans votre duo.
KJ : Je questionne cela, parce que, pour moi, la chanson est une pensée musicale. C’est la musique qui guide, mais les mots donnent une autre dimension. Évidemment, le texte crée un élément supplémentaire dans la construction de la chanson. Je chante en arabe mais avec un champ ouvert, à explorer. Mes mots, ce n’est pas de la poésie, mais quand je choisis des textes, des idées, je peux aller un peu plus vers l’audace.
Vers un appui sur les sonorités, sur le rythme de la langue ?
SM : Il y a une sonorité donnée avec les lettres et les syllabes, et les syllabes, ça veut dire la rythmique.
KJ : Les syllabes ont un certain rythmique fixe. Mais moi je peux décider de leur longueur et ça, ça veut dire écriture musicale. On s’amuse beaucoup avec ça.
SM : Comme je te le disais, j’ai appris à parler arabe mais je perds très vite, n’ayant pas le temps de pratiquer. Je n’ai donc pas de lien direct avec le récit. Mais la scansion, la voix, avec ce que ça suggère de rythmicité m’intéresse et, surtout, finit par m’émouvoir.
Dans votre duo, il y a une sorte de rage, intime, non ?
SM : Kamilya et moi, on a ce truc dans notre musique… Quelque chose de sombre. On me dit souvent ça… un truc de pas léger en moi, dans ce que j’écris. Et Kamilya aussi. C’est sans doute quelque chose qui tient plus à un trait de caractère qu’à nos origines. Car, évidemment, on vient pas du même endroit…
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propos recueillis par guillaume malvoisin
photos © Marc Domage
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