« Chien Pigeon a l’intimité partageuse, parfois teigneuse et souvent bienheureuse. Les traits sont complexes, tendus, juste ce qu’il faut pour élever le tympan vers un ailleurs bienvenu et durable. Poignant. »

festival jazzèbre 2025
Port-Vendres – jour 3

Difficile de savoir qui est chien, qui est pigeon, le duo est compact et complice. Signe des temps à la réaction. Expulsé de l’église du coin, réfugié dans le foyer d’un CCAS. L’action pop a de beaux restes face aux corbacs. Et c’est une jolie chose pour un festival zébré comme celui-ci, festival aux arcanes complexes, nomades et tenaces dans ses envies d’une ouverture totale. Chien pigeon, donc. Chifoumi de 17 heures, deux cowboys du sud, unis comme les deux doigts de la main d’un gars de la scierie, stetsons de cinéma vissés sur le crâne de chacun. Sous la facétie de cette mascarade, Robin Fincker et Mathieu Werchowski jouent une petite exégèse de la musique entendue hier à Eus. Le rugueux et l’âpreté en plus, sur un autre terrain de dialogue et d’explorations. Émanation de Bedmakers, le duo Chien Pigeon avance avec la même fluidité, la même exigence dans ses récits de folklore réinvestis, comme ce Death and The Lady issus de l’Angleterre du XVIIe. On retrouve aussi la même absence de leadership, la même direction évidente et commune pourtant. Celle qui convoie collection, émotion et obsession vers la création d’une musique à la clarté féconde, pleine de détours et de remous passés comme un témoin de relais dans une équipe d’athlétisme. Précision et endurance. Ce duo a l’intimité partageuse, parfois teigneuse et souvent bienheureuse. Les traits sont complexes, tendus, juste ce qu’il faut pour élever le tympan vers un ailleurs bienvenu et durable. Poignant. Clarinette et violon, legato et friction, textures et narrations. Rontontonplon, mon tonton.

Être ce que nous sommes, au cœur du monde, du verbe, des récits, des grands vents. Quelques-unes des idées classes enfermées dans un gosier ouvert et péremptoire, lové en compagnie d’un violon , dans la cave d’un domaine viticole. Il y a pire conjonction de forces vivaces. Jamais simple de trouver l’équilibre entre voix et instrument. Le dernier s’adresse plus directement au cervelet quand l’autre doit batailler et montrer patte blanche à un paquet de filtres cognitifs chez l’auditeurices. Pas simple de laisser nuance et attaque s’emparer de la langue. La clef est souvent, comme ici, dans l’écoute entre les bretteurs. Aucun souci à ce niveau pour Mathieu Werchowski, redevenu humain après avoir été chien ou pigeon, plus tôt dans la journée, aucun souci pour Claude Faber. Le lyrisme émotif s’arrache aux ostinatos, les textures se polissent un peu aux graves fêlés du libraire poète. Bonnefoy, Siméon et Franck Venaille ne passent jamais très très loin des fûts de Banyuls et des premiers assauts sonores de La Grande Fanfare, en action plus loin sur le front de mer.

Toujours marrant de voir certains hasards prendre main sur les croisements de route. Dont celui-ci. Passer chez Le Disquaire dans l’après-midi, tomber sur un exemplaire d’Healing Force, disque en solo très classe gravé par Don Pullen en 1976. Retourner ensuite à la programmation de Jazzèbre 2025 dans un double écho. Don Pullen est invité majeur flottant sur le très beau trio In Spirit, concert à venir le 2 octobre. In Spirit c’est aussi le titre d’un autre solo majestueux, où poétique et politique cohabitent, écrit par Claude Tchamitchian, contrebassiste accompagnant ce même jour, samedi 27, une autre healing force, celle des Rituals guérisseurs imaginés par Naissam Jalal. Pas facile à suivre, le hasard. Mais tout fait sens, promis, dans les travées de ce cinéma de Port-Vendres où la flûtiste tient tribune ce soir. Ça prend du sens, du fond et du souffle. Rivière puis Colline puis Vents divers et d’autres hommages encore aux sources d’énergie naturelle. Albert Ayler l’avait seriné en une diagonale incendiaire : Music Is The Healing Force Of The Universe. Variation à la mode du jour, la musique d’Healing Rituals paie une sorte de dette ou de tribut. Moins flamboyant que l’écorché de Cleveland mais rubis sur l’ongle. Dédié, carré. Joli dessin, joli dessein de tracer grilles et harmonies pour rendre audible ce que l’œil peine à voir de la nature qui nous entoure. Trace toujours un peu risquée, cependant, quand on suit la ligne fébrile et militante en concert. C’est souvent piégeux, autocentré, volontaire. Résolue, cette ligne serpente au moins ici au rythme du cœur d’un quartet où les idées circulent plus simplement que les humains sur cette bonne vieille planète. L’esprit se combine aux sons, dans une densité imposante et magnétique quand il s’agit des dialogues contrebasse/violoncelle, où s’abreuvent traditions, renversements, héritages qui font ce que Tchamitchian et Clément Petit sont les musiciens qu’ils sont. Assise imperturbable, moteur parfaitement huilé, puissance imparable et émouvante. Grace à la grâce de ces dialogues, doublée d’une naïveté forcenée, Naissam Jalal peut laisser transiter les idées de ses rituels écrits comme universels, ses laisser-passers reconsidérés pour les ralentissements des tensions intérieures, contre les violences d’un monde fracturé jusqu’à l’irréparable. À moins d’un génial hasard.


guillaume malvoisin
photos © gm & Luc Greliche (site web)

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