« Chez les Bedmakers, cette pensée est moins irriguée par l’identité que par l’humanité. Et c’est là que (se) jouent les mélodies remise en question, prétexte à des dialogues virtuoses et perclus d’humilité, d’entêtement à donner de soi, à prendre chez les autres ce qui peut nous manquer. Soit, pour résumer l’affaire, faire du commun. »

Bedmakers © LucGreliche

festival jazzèbre 2025
Eus – jour 2

37 fois sur le dos du Zèbre. Jazzèbre célèbre sa 37e édition. Se réinventer ? Qu’est-ce que ça raconte la longévité, pour un festival ? Fidélité, course à la nouveauté ? Qu’est-ce que ça raconte pour une formation de musiciens ? Joie de repenser, de corriger et redécouvrir. Pierre Michon, auteur suprême et génial faiseur de Vies Minuscules, dit relire Madame Bovary chaque été, pour en comprendre les mystères à côté desquels il était passé jusque-là. Il en va un peu de même avec Bedmakers, groupe longiligne, durable et, pour la soirée, perché sur les balcons d’Eus. Autre regard sur la tradition orale et musicale, après celui posé en apesanteur par La Litanie des Cimes hier soir à Salses.
Les faiseurs de lit sont loin d’être couchés, tout juste lestés par le divin catering pris en terrasse. Pas terrassée donc, la bande à Robin Fincker. Entièrement penchée sur leur « plaisir de jouer des vieilles mélodies pour en trouver la formule magique » et la réinventer. Sans pour autant avoir à se renouveler, ce qui reste aujourd’hui une forme de vertu dans un monde réglé par l’immédiateté, la redite et l’adrénaline du novoconcept. Ne pas se renouveler, ne veut pas pour autant dire être conservateur. Aucun doute à ce sujet pour ce quartet issu de l’écurie toulousaine Freddy Morezon, stabule têtue d’idées régénératrices.
Se réinventer donc, c’est partir à sa propre rencontre, relire et relire son propre livre d’heures pour en saisir la complétude comme les mystères. Comme Sisyphe sous son rocher, comme John Rambo dans son fossé. De l’action vient la pensée. Chez les Bedmakers, cette pensée est moins irriguée par l’identité que par l’humanité. Et c’est là que (se) jouent les mélodies remise en question. Elle deviennent la règle de la musique, le prétexte à des dialogues virtuoses et perclus d’humilité, d’entêtement à donner de soi, à prendre chez les autres ce qui peut nous manquer. Soit, pour résumer l’affaire, faire du commun.
Et la source du jazz libre, le fameux Free jazz qui décoiffe les néophytes curieux comme les conservateurs du beau style, prend dans ses remous l’Irlande, le Jardin des Amours, Monsieur Moreau, des motifs cajuns, des bourrées bancales, des thèmes à siffler. Méconnaissables, irradiés par ce que chacun des quatre comparses de Bedmakers pose sur la table commune. Sans doute, avec leurs codes et leurs armes, plus proche du Braxton de In The Tradition qu’il n’y parait. Fabien Duscombs va chercher battue dans des hors-pistes grâce à un toucher, économe, véloce et précis, toujours plus passionnant à entendre (batteur vissé au top 3 de ce magazine, ndlr). Mathieu Werchowski livre pizzicatos et ostinatos avec un tranchant et une finesse dont l’égal ne devrait se trouver qu’à Rungis, aux petites heures. Dave Kane, bassiste, tient la maison, normal. Mais le fait en dansant, avec une densité de son qui vous tombe sur les hanches. Robin Fincker, leadeur-souffleur de vers et de frictions, passe du clair à l’obscur, tenu par une obsession de la chanson qu’on ressasse et se repasse, du sax à la clarinette, pour le simple bonheur de s’en approprier les contours. Les montrant et les cachant à la fois. Fascinant de le voir, ici ou là, prendre à lui seul le jeu des questions/réponses d’un thème cursif, lancé à belle allure. Fascinant d’entendre comment la rythmique, contrebasse-batterie, rend mouvante la base des morceaux sans rien ôter de la stabilité nécessaires aux instruments lead. Ensemble, les Bedmakers font danser leur free folk jazz sur du sable et tiraillent leur folklore dans les grandes largeurs. Laissant apparaître les thèmes et mélodies quand elles l’imposent au quartet. Prenant soin du populaire et de l’élégance, en en révélant des petites épiphanies de quarts de ton, des déphasages sonores excitants, des clartés anciennes, de la peau neuve, aussi.
Il serait évidemment un peu idiot de rappeler in fine qu’un festival, au-delà de l’équipe au charbon, aimable et déterminée comme celle qui s’anime dans les rayures du Zèbre, tient d’abord à la capacité des musiciens qu’il invite à jouer, à leur faculté à chercher une voie commune, à partir à leur propre recherche. À la nôtre, par rebond évident. Et savoureux.


guillaume malvoisin
photos © Luc Greliche (site web)
/ portraits © Suzy Nogues

bedmakers : + infos
jazzèbre : infos +

bedmakers © suzy nogues

On Zebra’s spine for 37 years. Jazzèbre celebrates its 37th edition. Reinventing itself? What does longevity mean for a festival? Loyalty? A quest for novelty? What does it mean for a group of musicians? The joy of rethinking, correcting and rediscovering. French author Pierre Michon, brilliant creator of ‘Vies Minuscules’, says he rereads Madame Bovary every summer to understand the mysteries he had previously overlooked. Quite the same with a band as Bedmakers, a slender, enduring group, perched on the balconies of Eus for the evening. Another version on oral and musical tradition, after the weightless one offered by La Litanie des Cimes the night before in Salses.
The bedmakers are far from being laid to rest under sheets, just weighed down by the divine catering on the terrace. Robin Fincker’s band is entirely focused on his ‘pleasure in playing old melodies to find the magic formula’ and reinventing them. Without having to reinvent themselves, which remains a virtue today in times ruled by immediacy, endless repetition and the adrenaline rush of novoconcepts. Not reinventing oneself does not necessarily mean being conservative. No doubt about this for this quartet from the Toulouse stable of Freddy Morezon, a stubborn stall of regenerative ideas.
To reinvent oneself is to set out to discover oneself, to reread and reread one’s own book of hours in order to grasp its completeness and its mysteries. Like Sisyphus under his rock, like John Rambo in his ditch. Action breeds thought. For the Bedmakers, this thought is less informed by identity than by humanity. And that is where the melodies that are called into question come into play. They become the rule of music, the pretext for virtuoso dialogues crippled by humility, by the stubbornness to give of oneself, to take from others what we may lack. In short, it’s about creating something in common.
And the source of free jazz, this famous strange thing that blows away curious neophytes and conservatives of beautiful style alike, takes Ireland, the ‘Jardin des Amours’, Monsieur Moreau, Cajun motifs, wobbly bourrées and whistling themes into its wake. Unrecognisable, irradiated by what each of the four Bedmakers brings to the table. Undoubtedly, with their codes and weapons, closer to Braxton’s ‘In The Tradition’ than it seems. Fabien Duscombs seeks out beats off the beaten track thanks to a touch that is economical, swift and precise, and always more exciting to hear. Mathieu Werchowski delivers pizzicatos and ostinatos with a sharpness and finesse that can only be found in Rungis, in the early hours of the morning. Dave Kane, steady bassist, holds down the fort, as usual. But he does so while dancing, with a density of sound that hits you in the hips. Robin Fincker, leader and purveyor of verses and friction, moves from light to dark, driven by an obsession with songs that are repeated and replayed, from sax to clarinet, for the simple pleasure of appropriating their contours. Showing and hiding them at the same time. It’s fascinating to see him, here and there, taking on the question-and-answer game of a cursive theme, launched at a brisk pace. It is fascinating to hear how the rhythm section, double bass and drums, keeps the songs moving without detracting from the stability needed by the lead instruments. Together, the Bedmakers make their free folk jazz dance on quicksands and stretch their folklore to its limits. They let the themes and melodies emerge when the quartet demands it. They take care of the popular and the elegant, revealing little epiphanies of quarter tones, exciting sound shifts, ancient clarity, and new skin, too.
It would obviously be a little silly to point out that a festival — beyond the hard-working, friendly and determined team that brings the Zèbre to life — depends first and foremost on the ability of the musicians it invites to play, on their ability to find a common path, to embark on their own quest. And, by extension, on ours. And it’s a delicious one.