« Perd-on du sens aux paroles ? Il faudrait connaître et pratiquer le Bambara, donc oui. Mais là encore, ce serait faire frontière que de s’y arrêter. Le chant agit ailleurs, porté par la sensation et l’hypnose. »

jazzèbre 2025, La Litanie des Cimes & Mah Damba © Eliot Bernard

festival jazzèbre 2025
salses – jour 1

C’est quoi faire frontière ? Empêcher, contraindre, laisser passer ? Ouverture du festival, au sens littéral, le concert du jour est en plein air. Extérieur cour, Forteresse de Salses. À l’abri de cet ouvrage défensif, La Litanie des Cimes et Mah Damba comptent les rayures du Zèbre, sous des étoiles un peu cachées, et quadrillent les limites. En tous genres, en tous sens. Bois contre voix, pensées contre oralité, Occident versus Afrique, cadences baroques versus nyckelharpa suédo-tradi, guerre éternelle des riches et des pauvres réunis un jour de marché, profondeurs des morales et des récits, ludisme des improvisations. Les limites sont testées in vivo par le quatuor et leur scène d’accueil. Contrastes, paradoxes, assemblages parfaits. En action jusqu’au cœur même des musiciens. Chez Hugues Mayot par exemple, pour qui la clarinette, vrille-tripes magnifique, laisse cohabiter Dolphy, Debussy et le Mississippi. Et pas seulement pour la rime.
Maningako et son intro pentatonique convaincrait les plus rétifs. Sidekick en l’absence d’Élodie Pasquier, Hugues profite de la plasticité de l’ensemble imaginé par Clément Janinet. Violoniste tirant le tout vers son obsession de relecture de ce que le populaire peut vouloir dire, de ce que la tradition peut offrir de mobilité si on la pousse un peu. Aidé ici dans sa volonté de bousculade des codes par l’assise impavide et rugueuse du violoncelle de Bruno Ducret, primordial dans ce que ce trio a de flottant, complice et brutal jusque dans ses douceurs.


Loin d’être jolie, la musique de cette version à quatre de La Litanie remet d’aplomb. Les idées, les corps et les âmes, un peu aussi. Sans doute cela vient-il de l’art des griots mandingues, dans lequel Mah Damba a grandi, qu’elle prolonge et expose depuis avec une autorité sans faille. La voix chantée affleure souvent, dans des intensités plus légères à la surface de la scansion indulgente, du conseil soufflé. Perd-on du sens aux paroles ? Il faudrait connaître et pratiquer le Bambara, donc oui. Indéniablement. Mais là encore, ce serait faire frontière que de s’y arrêter. Le chant agit ailleurs, est porté par la sensation et l’hypnose, fers de lance des projets construits par Janinet. Sans jamais pourtant être péremptoire, La Litanie ne laisse aucun temps morts, ne brusque rien mais secoue chaque pierre de cette diablesse de forteresse du XVe siècle faite, quant à elle, pour fortifier l’idée de frontière. Et dans ses secousses amicales, les idées circulent. Jarabi, morceau joué en milieu de set, affirme qu’il n’y a pas de remède à l’amour. Dont acte. L’amour flottera sur ce concert d’ouverture jusqu’à la dernière note de l’ostinato final. Up, léger, discret, à la volonté de qui en aura besoin. Quelques mots en français tombent alors de la bouche de Mah et du récit guerrier qu’est Kumbe : « l’union fait la force ». Cocasse et très malin de poser ce concert entre ces murs qui ont vu tant de corps tomber au combat. Cocasse, pas revanchard mais porteur de suffisamment d’universalité pour fédérer et réjouir sur l’instant. Chacun·e en rapportera un peu d’âme en plus. Hors de toute frontière.


guillaume malvoisin
photos © Eliot Bernard (instagram)

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