« on a surinvesti le
monde culturel d’un pouvoir
politique assez discutable.»
Soucieux de produire de la pensée dans une semaine troublée, PointBreak a sollicité deux voix amies, dans un entretien et une tribune, pour mettre en perspective, angoisse et colère. Second texte, un entretien à rebours de Lucas Le Texier avec François Ribac.
Si je te dis : « La musique, inutile mais indispensable », qu’est-ce que ça t’inspire ?
L’expression résonne comme un mot d’ordre entendu des milieux professionnels, révoltés pendant les confinements et le COVID, lorsque les activités culturelles étaient jugées non essentielles. La limite de cette approche était de considérer la culture uniquement comme l’offre professionnelle et payante de spectacles, de concerts, de films, etc. La musique existe dans cette offre mais elle regroupe, la/les pratique·s amateur·s, l’écoute, le plaisir ordinaire et toutes les couches personnelles et collectives de souvenirs, de sociabilités, d’échanges que ces pratiques induisent.
La question n’est pas de savoir si les Rolling Stones ou les Beatles sont des fils de proletaires
Le monde culturel est aujourd’hui accusé d’être hautain, loin du peuple, de former une sorte d’intelligentsia… Ce monde est-il tributaire de cette représentation ou serait-ce plutôt une rhétorique du discours de l’extrême-droite ?
L’erreur, ici, est de considérer ce monde comme un bloc uni. Notre travail avec Catherine Dutheil-Pessin sur les programmateur·rices de spectacles nous a conduit a remarqué que l’offre culturelle était très variée, du point de vue territorial, stylistique et temporel. Entre une petite salle de spectacles dans une ville de 5.000 habitants, une scène nationale dans une grande agglomération et des services de streaming tenus par des entités transnationales, la sociologie des équipes artistiques et techniques est très variée.
L’art est un réseau qui repose non pas uniquement sur des figures canonisées telles qu’on le raconte dans les histoires de l’art, mais aussi sur des circuits de tournée, des éditeurs, des fabricants de piano, des entrepreneurs culturels, des salles, de la presse… Ces managers, intermédiaires et professions techniques ont des profils et des intérêts très différents. Enfin, l’art est un marché, régulé en France par des fonds publics pour une partie, allant à l’encontre d’une mythologie de l’artiste au centre — idéologie véhiculée en grande partie par les milieux professionnels.
Dans une émission de France Culture, on indiquait ce chiffre : 80% des subventions de la culture étaient déjà fléchées dans les grandes institutions culturelles françaises. Si l’on ajoute à cette donnée, la complexité du réseau et la multiplicité des acteurices que tu décris, on pourrait imaginer que l’extrême droite au pouvoir aurait une influence limitée, non ?
Un gouvernement peut prendre la main sur des tas d’activités qui sont subventionnées par le biais de nominations dans les opéras, dans les festivals ou dans les théâtres, comme ça se fait en Italie. En France, au moment où le Front National s’est fortement implanté dans le sud, la mairie d’Orange — toujours Rassemblement National à ma connaissance – n’a pas supprimé le festival d’opéra mais se l’est approprié. On voit que l’on n’a pas besoin de s’en prendre à des institutions ou de les supprimer, mais on peut nommer des gens qui vont être capables d’infléchir le contenu qui va être représenté — supprimer des contenus que l’on ne veut plus, ou favoriser le patrimoine musical français voire des équipes françaises.
Dans ce monde professionnel de la culture, il y a l’idée que des pratiques comme aller aux concerts ou écouter de la musique auraient une dimension éducative, voire de guérir les gens de l’attraction et de l’emprise des médias ou de certaines idées. Je pense que si l’on est dans une telle situation aujourd’hui, c’est aussi parce que l’on a surinvesti le monde culturel d’un pouvoir politique assez discutable. Jacques Rancière dans Le Spectateur émancipé montre que le renoncement de la gauche sociale-démocrate des années 80 à changer la société a conduit à transférer, y compris en terme financier, à la « culture », le soin de prendre en charge la radicalité, la politique et l’opposition aux médias et aux puissants.
Des personnalités comme Laurent Wauquiez coupent pourtant certaines subventions. Peut-on interpréter ceci comme les prémices d’une gouvernance d’extrême-droite ?
Il a brutalement retiré des subventions à un directeur d’un Centre dramatique national (CDN) [Joris Mathieu, directeur du Théâtre Nouvelle Génération, CDN de Lyon, ndlr], interrompu un certain nombre de programmes avec, grosso modo, des gens qui le contestaient ou le critiquaient, sans pour autant défaire ce qui préexistait. Ce sont surtout des actes de communication brutaux, plutôt qu’une politique générale.
Il est important de rappeler qu’il y a une certaine autonomie des techniciens, c’est-à-dire de celleux qui gèrent les théâtres, les musées, les musiques actuelles, les opéras… Comme nous l’avons montré dans le bouquin avec Dutheil-Pessin, les politiques délèguent à des techniciens-spécialistes. Ces derniers distribuent l’argent en fonction de grands axes et de grands projets qui sont décidés par les politiques, mais mis en oeuvre par les premiers. Cette organisation autour des technicien.nes est un phénomène français. En cela, le monde culturel n’est pas si différent d’autres réseaux comme ceux de l’énergie, de l’urbanisme ou des autoroutes.
Ce qu’on peut remarquer ces dernières années, c’est que des évènements comme des fermetures de festivals, de salles ou des subventions retirées n’ont suscité que peu de réaction de la part des publics, contrairement aux professionnels. On peut considérer la chose de deux façons : soit les usagers sont des consommateurs qui n’ont que peu d’attachement aux infrastructures et aux lieux qui leur permettent d’accéder à la musique ; soit des publics pensent qu’ils comptent moins que d’autres. Pour le dire autrement, soit on insiste sur la passivité des gens, soit sur le fait que les dispositifs de médiation, d’intermédiation, de représentation, de programmation, qu’a développé le monde professionnel, sont basés sur le fait que le public n’a pas son mot à dire. Depuis la Révolution Française, et particulièrement sous ce régime de la Ve République, le public est considéré comme une totalité. Si quelqu’un s’en détache, il est suspect de défendre ses propres intérêts. C’est une conception et une pratique politique que le monde professionnel de la culture a tendance à reproduire très fortement.
Cette importance des technicien.nes et leur relative autonomie mettraient-ils en difficulté un changement radical de politique culturelle par l’extrême-droite ?
Les premières attaques concernent d’abord le droit des femmes, les personnes étrangères ou jugées comme telles, l’immigration, le droit du travail. En réalité, les questions culturelles occupent peu de places dans les programmes de l’extrême droite, qui se contentent de vanter des modèles patrimoniaux ou folkloriques. La question principale pour eux, ce sont les médias. Là, se jouent des questions d’emprises, de fixer la rythmique des débats publics, de faire passer des visions du monde. Ces enjeux se retrouvent également dans le web et dans son contrôle.
Dans le milieu culturel, on peut parfois avoir l’impression d’un entre-soi. Dans Le Quai de Wigan de George Orwell, celui-ci raconte comment l’on doit adapter son langage et son comportement pour parler aux classes populaires britanniques qui, malgré leur intérêt de voter socialiste, votent fasciste. Y’a-t-il un parallèle à faire avec la situation actuelle ?
Je ne suis pas sûr que cette description soit pertinente. Pour Orwell, le problème était moins de savoir comment on devait se mettre au niveau des gens que de comprendre comment le langage était capable lui-même, par son effet performatif de répétition, de faire passer des choses.
Surtout, quand on regarde l’histoire, on voit que ce sont les groupes sociaux martyrisés qui sont à l’origine de nouveaux langages et des bouleversements du business. Prenons les Beatles : auparavant, la règle dans le marché de la musique populaire voulait que des imprésarios dans des maisons de disques recrutent des gens sous contrat, souvent des chanteur.ses, pour qu’iels interprètent des morceaux écrits par des compositeurs maisons. La question n’est pas de savoir si les Rolling Stones ou les Beatles sont des fils de prolétaires, mais de voir que ce monde vole en éclat avec ces jeunes hommes qui ont décidé d’écrire leurs chansons et d’expérimenter dans les studios. Les transformations musicales d’ampleur du XXème siècle viennent toujours de l’extérieur des scènes professionnelles, sans exception.
Tout ça pour dire que dans ces scènes que l’on décrit comme fermées, aristocratiques ou cloisonnées, les transformations viennent toujours, d’une part, des milieux amateurs ou d’activités non rémunérées, bien qu’elles s’appuient sur les infrastructures professionnelles, publiques et privées existantes et, d’autre part, des arbitrages que fait le public.
Bien que le monde culturel soit un monde autonome, le métier de ces acteur·ices consiste à découvrir des nouvelles choses. Ce qui veut donc dire rester ouverts, mêmes lorsque certaines ne sont pas jugées comme professionnelles ou de qualité par leurs collègues.
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propos recueillis par Lucas Le Texier, juillet 2024
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