3 jours
a Nevers /
D’Jazz 2023
Chroniques live, interviews et blindfold-tests
pris sur le vif d’un festival niché à l’Ouest de la BFC.
À Nevers, le D’jazz balance sa botte pas si secrète.
Si Lagardère ne vient pas à toi, reste aux concerts.
chroniques
arnaud dolmen 4tet
l’orchestre incandescent
bill frisell trio
louise jallu
mad maple
the sky is crying
james brandon lewis 4tet
interview : geoffroy gesser
blindfold-tests
arnaud dolmen
louise jallu
textes et sonores : Guillaume Malvoisin & Lucas Le Texier
photos © Maxim François / 11-13 novembre 2023
JOUR 1
Comme un roc. Charge au domaine Dolmen d’assurer en quartet l’ouverture de cette édition de D’Jazz Nevers, au Théâtre Municipal. Répertoire patchwork de son Tonbé Levé (2017) et d’Adjusting (2022). Le tom grave, Dolmen réservé sur le bas du spectre, tambour ka au pied, syncope insistante à la grosse caisse, jeu et mélodies sur les toms à la Max Roach. Regards de braise, le guadeloupéen cherche son comparse de toujours, Leonardo Montana. Sensation que les deux hommes jouent en LéNoDuo +2, deux dragons qui se renvoient des équivalences de feu, des breaks incandescents.
Samuel F’Hima et Francesco Geminiani se hissent sur The Gap à portée de gueule. Geminiani joue sur l’élévation coltranienne tandis que le tandem continue de rugir. Moment solo pour F’Hima, finger snap pour Arnaud Dolmen (cf. blindtest), validé à l’unanimité par les jazzmen. Bouillonnement entre créoles, Caraïbes et Amériques encore prouvé. Jusqu’à cette énergie plus subtile sur la biguine de rappel, Les Oublié.e.s, comme une respiration au théâtre.
Premier jour, première partie de soirée et premier petit paradoxe qui sonne comme un rappel. Marrant comment le chant des oiseaux nous apparait joli, alors qu’il s’agit très souvent, à notre approche, de cris d’alerte ou d’alarme. Les Rare Birds domptés à la brindille par Sylvaine Hélary chantent, eux-aussi. Joliesse doublée d’inquiétudes furtives, d’intimités secrètes, d’élans tapageurs et très joyeux. L’alarme à l’œil, la joie au cœur, la musique de l’Orchestre Incandescent. Frange humble et laborieuse du ‘jazz’ français. Agrégat générationnel brillant, très brillant. Briller, il est bien question de cela dans ce set magnifique.
Prendre la lumière ou remettre au jour, des impulsions, des tracas, des questions. Sous l’ombre impatiente de la poésie d’Emilie Dickinson et de PJ Harvey, tout prend un feu fou. Tout avance en discours, en commun. Tout se mélange avec une précision puissante. Pop étendue, baroque décentré, structures contemporaines, folk d’un noir lumineux, psyché-soul des seventies. Rare Birds sonne comme autant de petites épiphanies fragmentaires, frappe par son importance dans le paysage musical actuel. Frappant qu’un nonet ne sonne pas l’alarme, mais cherche la consolation, la clarté des joies communes, la force des narrations installées pour éclairer le futur.
Deuxième partie de soirée, double-battant ouvert sur le saloon du Bill Frisell trio. C’est très beau ce Soft power trio. Americana version cinématique, finesse plantée à la masse, dans la poussière et les labours. Ça sonne comme des Soundtracks imaginaires pour Le Mécano, Les Raisins de la colère ou encore The Hud. Trio collé-serré, amplis en face-to-face, il y a musiciens et la musique. Rien d’autre. Ça chaloupe comme une croupe d’Appaloosa, c’est fluide et léger comme un ruisseau descendant la Green Valley au printemps. Ça combine tout l’art de Frisell, travaillé savamment depuis des années. Clarté de la ligne et ligne de crête précise en diable. En bon dieu, plutôt, tant cette musique est patiente et d’un calme sans faux semblant. Dans le même genre d’exercice, on est à l’opposé des brumes diaboliques d’un Bill Orcutt, des quadrillages sulfureux d’un Marc Ribot.
Ici, Frisell joue avec l’art et la mémoire, fouille la terre de la main nue, plonge à grandes poignées dans l’humus patrimonial. Humus sans hubris, le natif de Baltimore est tout à son sujet : jouer jouer et rejouer pour déjouer les sauts d’humeur et les lacunes frappant potentiellement au détour de l’âge. Déjouer le sort avec ce rapport juvénile, quasi pop, à la répétition du motif. Lush Life, révérence à Boubacar Traoré avec Baba Drame. Le matériau thématique est répété in extenso pour l’éclaircir là où d’autres le pilonneraient pour créer une altérité. Tout est dit, tout est joué, sur une ligne ténue. Mais carrément tenue. Le manche ne tremble pas, le trilogue, antéposé, avec Thomas Morgan et Rudy Royston, court, ininterrompu, comme le cours des jours, those Days Of Wine And Roses.
JOUR 2
« Tout peut changer sauf le tango », disait Astor, à moins d’endosser un bonne paire de problèmes. Ce qu’il s’empressa de faire, aux grands dam et ramdam du monde entier. Les deux pieds dans la nouveauté et les problèmes, Louise Jallu a posé son quintet. Hommage à Piazzolla. Loin des couronnes funèbres, loin des mausolées à sequins. Proche, tout proche, en revanche d’un nuevo nuevo, le tango plie sans se rendre mais se laisse aller volontiers à la prise en main des cinq improvers. Ainsi augmenté, l’esprit porteño se frotte la panse, la pensée s’active à chaque tirée de soufflet. Astor a eu 100 ans en 2021, et s’il apparaît ici, au creux du set agité par la bandonéoniste, c’est pour faire l’idiome tango, jouer le jazzcat argentin. Ne jamais oublier que Piazolla était aussi un jazzman, un contemporain, un contempteur des habitudes et du conservatisme. Dans les anciennes secousses, il y a toujours du nouveau.
A fortiori dans ce petit théâtre italien de Nevers, plein comme un dimanche soir de province. Sur scène, on n’est pas loin de la dramaturgie initiée par César Stroscio avec le trio Esquina, par ailleurs prof-mentor de Louise Jallu à Gennevilliers (cf. Blindtest). Mais la dramaturgie du jeune quintet a la structure plus libre encore. Tout est familier, tout est méconnaissable, comme ces versions d’Oblivion ou de Libertango, denses infatuées et intranquilles. Grâce au pouvoir expressif d’invention de Karsten Hochapfel et de Grégoire Letouvet, left and right aux Rhodes et au grand piano, les deux tout entiers versés dans chacune des notes jouées. En regard, Mathias Lévy et Alexandre Perrot, aux cordes, jouent la montre. Tout en tension, en pizz très free et grinçant comme un pneu pris dans une chicane à Buenos Aires. La tension, c’est ce qui mène la danse, la narration en procède, par à coups, par assauts. C’est rouge violent le nuevo nuevo tango selon Louise Jallu.
JOUR 3
Aux artistes de faire fleurir nos imaginaires. Séverine Morfin, déjà reboiseuse pour Three Days of Forest, confirme l’épopée écolo comme cadre de création. Mère nature a son rythme, alors ici aussi, Mad Maple sera jouée d’une traite. Poétique et attention du public devant une forêt qui fait sa vie. L’histoire, c’est souffle. Comme dans un film sans image, le bruit des feuilles et la caresse du vent passent par le dispositif sonore de Céline Grangey. Un peu de remous dans cette fausse quiétude, ces petits duets rythmiques alto/clarinette.
Quasi chamanique et rituel, le duo insiste jusqu’à monter haut dans les cimes. Les oiseaux font leur show. Premiers gazouillis de travers côté cour, Guillaume Magne plonge sa guitare dans la noise de la forêt noire. La fable devient tragique, les samples plus bruitistes, les perceptions s’embrouillent… Un coup du dioxyde de carbone, peut-être. Le chambrisme forestier se transforme en opéra free jazz, dans un fond rouge prémonitoire et solennel. Comme un avertissement de l’artiste à son public pour ce qui arrive.
Certains ont ce truc qui fait qu’on se dit, une nouvelle fois après Jalard, que les standards sont encore possibles. Exemple additionnel : The Sky is Crying. Geoffroy Gesser et son Bribes 4 croquent le jazz par son bon bout, comme dirait Baraka : le blues. Même finesse que l’équipe des parkériens d’Un Poco Loco, avec le même amour de la tradition que dans Umlaut Big Band. L’écrin libertaire et expé en plus. Mortel, ces immortelles, Ma Rainey, Bessie Smith et Billie Holiday. Plus de piano de bastringue mais un moog liturgique qui colore ces voix d’outre-tombe discographique.
Pas d’orchestre derrière ces coffres à robes, mais le sax de Gesser qui gueule leurs existences, spirit Albert Ayler. Ces vieux thèmes font la loi (cf. interview). La résolution de Weeping Willow Blues bien trainarde, noyée dans un délire de FX sous la voix claire de Linda Oláh. All Of Me subit le même sort, pastiche. I’ll Get By, moment duo, pile-poil dans le classique vers le futur du jazz. Gesser cisaille le son comme dans un rag sur le chant bien droit d’Oláh. Le disque grince, de ces femmes antisociales et de sa mue. Les blues gals sonnaient pareilles, dans le grain de voix comme de leurs êtres.
« Monter sur scène n’est jamais difficile, c’est vivre en dehors qui l’est vraiment », nous confiait James Brandon Lewis, un peu avant le set du soir. Code Of Being, dernier disque du quartet, racontait déjà ce souci d’éthique et de positionnent. Qu’est-ce qu’on règle en scène ? Qu’est-ce qu’on y déclare ? Pas de politique, la seule présence pourvoit à ce genre d’affaire publique. Peut-être n’y joue-t-on que soi, configurant et reconfigurant les options accumulées au cours d’une vie de frasques et de musique. Code Of Being, mode d’emploi pour soi-même. Joue alors cette vieille idée jazz de l’interplay, explosant au visage des spectateurs du petit théâtre municipal.
Le leader new-yorkais distribue, se met en retrait, plonge dans la matériau élevé par les trois autres. JBL propose et dispose, le petit monde autour fait de même. C’est massif, dense et moléculaire. Greffant inflammation sur piano ancestral, ligne de basse d’une clarté sévère et aguicheuse, puis le drive de Chad Taylor. On aime plutôt ça chez PBK. Depuis le Fly Or Die de Jaimie Branch jusqu’au duo magnifique avec JBL. Ce dernier, foutrement rollinsien, catapultant ses salves solaires, fouillant la mélodie jusqu’à l’os, quand le batteur drive avec une inventivité aujourd’hui réjouissante. Tout y passe, en quartet. La tradition, la création et deux ou trois questions essentielles. Être ou ne pas être, Code Of Being a tranché.
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The Sky Is Crying, c’est le nom de ce nouveau projet de Bribes 4. C’est aussi le titre d’un blues.
C’est juste un truc qu’on trouvait beau. D’ailleurs, ce n’est même pas la même époque que les autres morceaux du répertoire. On en a parlé ensemble et c’est celui-là qui est ressorti. C’est purement esthétique.
Avec Flouxus, tu consacrais déjà de l’énergie au blues. Tu as un lien particulier à cette musique ?
L’histoire, je pense. Quand j’ai fait Flouxus, c’était à la suite d’une lecture, un recueil qui s’appelait Musique Noire. Des universitaires évoquaient plusieurs styles de musique et le blues avait son chapitre. Je me rappelle aussi d’un passage sur la Renaissance de Harlem et Langston Hughes. Ce sont des vies misérables, et le blues ça permet de le dire sans passer par l’écriture. Le chanteur met des mots sur ce qui se passe, tout en se disant parfois : “Bon, ok il se passe ça mais on peut ironiser sur notre sort”. Ça me parle beaucoup.
Le blues, c’est une forme qui est hyper codifiée, avec ses codes : le I-IV-V, le 12 mesures. Comment tu as fait pour amener cela dans l’écrin habituel de Bribes ?
Il y a le blues classique, comme tu le décris, mais beaucoup de chansons portent le nom de « blues » sans en avoir la forme et on peut en faire autre chose. Les procédés, ce sont des choses que j’ai un peu développées dans Un Poco Loco. Reprendre seulement le rythme et réharmoniser, changer les notes pour créer autre chose. Par exemple, on peut prendre uniquement les paroles puis essayer de raconter une autre histoire avec.
Dans le Salt Peanuts version Un Poco Loco, je me rappelle ce côté exagéré des traits de ce standard.
Avec Bribes, ce n’est pas du tout la même orchestration. On cherche. C’était vraiment difficile et on a travaillé longtemps pour trouver. Ça n’a rien à voir avec ce que l’on faisait avant avec Bribes 4, nos compositions pop et rock-free. On a essayé pas mal de choses, on a jeté plein de trucs aussi, mais on a quand même réussi à mélanger les influences. Par exemple, Robert Wyatt avec Billie Holiday. Moi je vois des liens… Comme pour La Peuge en Mai, tu prends des interviews d’ouvrier et des musiciens de free jazz, et tu essayes de faire un truc, c’est chaud ! (Il rit)… On parlait de Billie Holiday. On avait déjà repris, dans un bar, Billie, Lester Young, ce répertoire-là. C’est un gros boulot pour la voix, même au niveau des paroles. C’est difficile de rester dans le son proche du rock de Bribes.
Pour The Sky…, tu t’es donc concentré sur la voix, les paroles et leur symbolique. Au sax, tu as un rôle proche de la voix, non ? Tu as sans doute dû te mettre dans cet écrin vocal de Ma Rainey et de Bessie Smith.
Moi, ça coule vraiment de source quand j’écoute Robert Wyatt avec les sax et les cuivres en solos hyper free. Pour moi, ils ont le son de Coleman Hawkins. Enfin, il y a un lien évident entre la tradition du jazz, ce qu’on appelle « rock prog » et l’école de Canterbury. Après, c’est ma vision. Les autres membres de Bribes ne te diront peut être pas ça.
Comment avez-vous choisi les blues que vous jouez ?
Strange Fruit, All of Me, ça, on connaissait. Gloomy Sunday et Deep Song, ce sont de très beaux morceaux de Billie Holiday, un peu moins connus. On les a découvert avec Romain quand on était au conservatoire. En lisant les paroles de Davis, on écoutait, et on essayait. “Tiens, ça, si je le joue comme ça, ça peut ressembler à du Bribes” (Il rit)…
Tu connais évidemment Le Peuple du blues de LeRoi Jones.
Ce projet-ci est plus inspiré par le livre d’Angela Davis, Blues et féminisme noir. Elle déconstruit toute l’histoire qui a été écrite par les hommes blancs et essaye de remettre les choses à leur place. Ensuite, c’est une histoire de transmission entre ces deux chanteuses, Ma Rainey et Bessie Smith qui sont enregistrées pendant 10 ans et après, fini ! Et après, il y a eu la transmission à Billie Holiday. Ses paroles ne sont pas forcément très engagées, même si elle chante Strange Fruit. Ce qui m’attire chez Billie, c’est le son. Ces chanteuses… Elles gueulaient tellement, chantaient accompagnées par des instruments. Ça devrait être un truc dingue de les entendre maintenant, en vrai.
Au-delà du son, il semble y avoir d’autres entrées dans ce projet.
Je m’intéresse au contexte, à l’histoire et à la société. D’où viennent ces chanteuses ? Mais aussi le contexte de cette époque en France, avec l’histoire coloniale à la Réunion, en Guyane… C’est toujours brûlant d’actualité. Je réfléchis beaucoup à tout ça, en lisant des choses actuelles pour d’essayer de faire vivre cette musique tout en la respectant. Angela Davis a relevé à l’oreille toutes les paroles de ces blueswomen puisque celles qu’elle trouvait n’étaient pas vraiment les bonnes. Elle les a donc interprétées, elle les a analysées. Et ce recueil-là, pour nous, c’était un truc génial pour pouvoir composer avec.
Parle-moi de la radicalité sociale de ces chanteuses. Elles incarnent des contre-sexualités ou déjouent les stéréotypes de genre.
Elles étaient ouvertement bisexuelles. Mais bon ça, c’est leur vie privée… Aussi, quand elles disent « je ne vais pas me marier » ou mieux « je vais me barrer », ce n’est pas leur mec qui le dit, c’est elles qui l’affirment. Elles ne se laissaient pas faire. Si tu contextualises, c’est même très risqué.
Et The Sky… devient un projet politique.
Moi, je ne peux pas dire que je fais de la musique et pas de politique. Tous nos choix sont des choix politiques. Je vis maintenant, je suis sensible à des choses, et j’essaye de faire avancer ma personne, les musiciens qui m’accompagnent et les gens qui écouteront et qui se poseront des questions ou critiqueront… Oui bien sûr, y’a un sujet, y’a un livre, mais ça ne vient pas de nulle part, et ce n’est pas pour être à la mode.
Tu parlais du fait colonial. Là, si je suis un peu brut : vous êtes 4 blancs qui jouez du blues.
C’est quelque chose qui m’a beaucoup questionné. Dans le jazz et dans le blues, il y a toujours eu des échanges entre Blancs et Noirs. On ne parle pas de réappropriation culturelle avec les standards. On pourrait nous le reprocher, aussi, avec le Umlaut Big Band. Mais il y a une forme de respect et de travail car on va chercher loin dans les archives et dans les sons. J’ai l’impression de transmettre quelque chose et de ne pas dire de conneries (il rit)… J’aimerais bien discuter, ouvrir le sujet sérieusement. Peut-être que ça dérangerait, je sais pas. Mais ce projet, c’est aussi une ouverture.