4 jours passés dans l’autre capitale des Ducs, pour PointBreak. Chroniques live, photos et interviews prises sur le vif d’un festival niché à l’Ouest de la BFC. À Nevers, le D’jazz possède une botte de moins en moins secrète. Improvisée, folk, pop et joliment syncopée.
textes : Lucas Le Texier
& guillaume malvoisin &
photos © Maxim François
/ 9-12 novembre 2024
chroniques
selene saint-aime
henri texier
marion rampal
transforme
regional days
maneri / murcia
ban / sclavis
not only a trio
interview : sonny troupe
JOUR 1
Intro à la doublette post-bop, d’emblée, la beauté soufflée par Hermon Mehari et Irving Acao. Véritable ouverture de l’édition 38 de D’jazz Nevers Festival. À l’unisson sax/trompette, à peine trompée par la frappe rituelle, la voix imprécatoire. Soit Sonny Troupé et Sélène Saint-Aimé, puis la piano de Xavier Belin pour parfaire ce quintet. Ingénieuse croisée d’une époque où le jazz était aux mains de petits maîtres aventureux (par exemple, Freddy Hubbard, Bobby Hutcherson, Andrew Hill) et de l’actualité d’une tradition en mutation constante. La voie empruntée est celle des ancêtres, de la legacy US et d’une Caraïbes démultipliée. Dans cette danse de liberté, ce quintet-là ne plaisante pas quand il annonce mélanger les cultures. Et quand dans tout cela passe Aznavour avec sa Bohème sous le bras, le moment efface pour mille années le moindre biopic frelaté.
Le groupe mené par la contrebassiste est très tôt sur ses rails, à vive allure dans sa longue ascension inaltérable, saillie ici ou là par le piano et les soufflants-soufflets. Au-dessus de leur liberté d’intervention, de la précision des placements de chacun, il y a la basse, terrestre en esprit, volatile pour tutoyer la voix qui s’y attache. Surdimensionnée, sans doute un effet de la récente résidence de Sélène Saint-Aimé à la Villa Albertine. Ce quintet est grand, ce quintet sonne beau. La Black Music qui se joue ici — par ailleurs, première du quintet avec piano — est Great. Parce qu’elle convoque Doug Hammond, menteur du mentor Coleman, elle est Great. Parce qu’elle manie d’humeur égale le verbe et le son. Elle est Great parce qu’elle met à l’assemblée des voix singulières et urgentes à entendre, Hermon Mehari, Sonny Troupé (écouter Asmara et le dernier disque d’Expeka). Cette Black Music est Great, enfin, par ce qu’elle délivre de lucidité, de recherches techniques et de maestria musicale, de rage patiemment circonscrite, de joie savamment libérée. La musique de Sélène Saint-Aimé est une musique du présent — le set se termine sur un nouveau morceau au titre clair, Jodi jou (‘aujourd’hui’ en créole de Guadeloupe). Au jour le jour, ainsi va ici ce mélange, à rebours d’un monde ou l’art et la musique s’annoncent déjà comme de futures refuges nécessaires.
Henri Texier est un monument, Henri Texier est un contrebassiste. Contrebasse pour contrebasse, après l’archipel inventé Sélène Saint-Aimé, les high lands dessinés toujours plus clairement depuis des décennies par Texier. Des Là-Bas aux Indiens en tribu, le contrebassiste aura payé son tribut. Des tribus il en aura cheffées, il en leade, il en emmène depuis pas mal de temps comme celle de cette Indian’s Life, sans réserve, pour une soirée à Nevers. On l’a dit : depuis des décennies Texier veille sur sa tribu, géométrie variable, têtue de fraternité et de récits philos. Alors quoi en 2024 ? Rien de neuf, Black Indians, Prévert en bandoulière, rejetons rejetés, casse sociale politisée. Rien de neuf, rien de plus sinon Texier et sa bande qui assassinent une fois encore l’habitude mortelle et le repos sur les lauriers. Cette Indian’s Life répond sans nul doute apparent à Sky Dancers et à l’Indian’s Week avec lequel nous avons découvert Mister Henri (disque repiqué sur une Memorex qualité chrome en 1994). Le tribal est toujours teinté de blues arsouille, les grands espaces sonnent toujours aussi larges, pleins d’humilité, d’un lyrisme hymnique, d’assaut free et de veille sociale. Ici encore, le CinémaScope est toujours vaste et le chromo plus vif encore. Rien de neuf, rien de plus si ce n’est ce point nouveau : la voix et le texte porté par Himiko Paganotti qui scande le quotidien, le polar gouaillard, et fredonne de petites litanies parfaites pour ne pas voir le temps qui passe. Pour ouvrir une semaine parenthèse musicale face à l’ardeur rétro du monde, c’est pour le moins bienvenu. Comme est bienvenue la petite valse parisienne dédiée à Steve (Stallone) et Carle (Bley) qu’on imaginerait volontiers tombée des des sessions studio de Colonel Skopje.
JOUR 2
Mieux que le poulet rôti du dimanche tradi, le concert du dimanche. Bien mieux oui da, car volatile ici, point n’est rostît. Mais inspirant, rassérénant et ouvrant d’une trille faussement légère, des espaces d’imagination très vastes. Marion Rampal et son quartet sont sur la scène à italienne du Théâtre Municipal. Ça tient de la tradition du cabaret noir moderne, tangente Dylan-Cohen-Kurt Weil. C’est drôle et mutin, précis et précieux. Easy et très fort dans dans les low tempos. Un peu en retrait dans la relecture de Don’t Think Twice It’s Allright de big Bob, plus léger dans l’ouverture, plus osé dans l’enjambement des répertoires, l’aisance très belle de Gare où va et de son oie sauvage, cousine dégingandée de la leader, comme l’est, dégingandé le solo de guitare obliqué par Mathis Pascaud. Loin de s’excuser en déférence de reprendre ou d’emprunter tel ou tel machin à tel ou tel truc d’autorité intouchable. « Jamais les bons les mots mais c’est beau les mots », ainsi ce quartet fait ce qu’il veut, joue ce qu’il vaut. Loin de la mièvrerie décalcomaniaque d’une Madeleine Peyroux. Entre autres cibles. Tout proche d’un dénuement intimiste. Et de ce point de vue naît un univers ouvert à la vision de chacun. Sur place et sur l’instant, ça convoque les accords jazz, la folk, la chanson bravache et élégante. Ça raconte des bestiaires, des peurs secrètes et des rapports passés sous un œil aiguisé. Comme dans cette Visitation hantée des champs brûlants de Niagara, Marion Rampal met la met la musique non pas sous son joug mais sous son aile. La liberté plein d’allant qu’elle offre à Simon Tailleu, Mathis Pascaud et Raphaël Chassin est un joli petit réservoir de créativité. Sonne beau alors leur petit cabaret suspendu, réconfortant comme un poulet du dimanche, en beaucoup moins rôti.
JOUR 3
Étrange objet, étrange idée. Audacieuse et marrante aussi. Démonter Lou Reed, de plus un jour national d’hommage et de déférence, c’est savoureux. Mettons ça sur le compte de l’insolence et de l’irrévérence natives et salvatrices du jazz et, plus précieux sans doute, de Sarah Murcia. La contrebassiste a déjà réglé son compte aux Sex Pistols, à Faulkner. Ici, c’est au Lou qu’elle crie en compagnie de Fanny de Chaillé, metteure en scène, passée au devant de la rampe. Le duo, dans son dénuement dangereux et une distance amusée revisite Transformer, culte album-chronique où tout le monde disparaît, copie, transite et finit par s’inventer. Ainsi Reed s’invente rockstar brechtienne, Bowie s’invente glam-photocopieur-méchant, Mick Ronson s’invente guitariste et vénéneux. Transformer réinvente NYC, les rues, le sordide et les sales habitudes. Le Lou bouffe la Grosse Pomme à pleins crocs et Herbie Flowers en profite pour accrocher durablement à l’histoire de la musique un riff de contrebasse inaltérable. Walk On The Wild Side a été depuis longtemps kické par la tribu Called Quest, vénéré des pubards les plus sournois, siffloté par les moins sauvages des têtes blanches et blondes.
55 ans plus tard, dans la petite noix de Nevers, le duo Murcia/ de Chaillé démonte donc cette milestone complexe et tordue, dans un dispositif à l’os, qui rappelle joliment plus celui de Street Hassle du même gars Lou que celui, pléthorique, de Transformer. Peu importe, en vérité, car Reed n’a jamais trop aimé ce disque, a-t-il d’ailleurs aimé quoi que ce soit comme tout bon psychopathe de génie détimbré (à ce sujet lire et relire Lester Bangs, c’est délicieux). Lou Reed n’aime rien, on peut donc se permettre ce qu’on veut. Détuner, sulfater, dégenrer et porter la langue ailleurs. Remanier, rire avec morgue, blaguer avec envie, jouer avec plaisir. Transformer c’est un objet pop. Universel, reproductible et corvéable à merci. Ici, ça chante beau, fulgurants éclats sur Andy’s Chest, et ça joue malin, parfait engagement des fragments d’entretiens sur New York Conversation. Pour cela, le duo emprunte à l’interview, au théâtre, au rock, au jazz, au dialogue, au collage. C’est malin. Mais trop flou dans son parti pris, trop prompt à casser ses propres joies sincères pour ne pas finir dans un des pièges pervers tendus le gars Reed. La jouissance du rockeur tenait à un brillant romantisme de caniveau, le même conduit a depuis longtemps emporté le corps à autopsier. Ne subsiste qu’un petit fragment de miroir brisé. Pas simple d’y réfléchir à deux.
Avant de passer à l’heure normande, Nevers et ses Regional Days offrent la fine et jeune fleur de l’improvisation bruitiste et expérimentale, réunie dans la formation perso du flûtiste Quentin Coppalle. Comparses Thibault Gomez, Timothée Quost et Victor Aubert, entre autres. Le quintet fraye son chemin entre musique de chambre bruitiste, riffs nichés dans l’infra et petites constructions sonores méticuleuses. L’art du jonglage entre les sons d’une trompette à chaînes, de l’outillerie de la flûte et d’une table de contrebasse. La joie du déséquilibre, poussant l’improvisation dans ses retranchements côté musique contemporaine. Subtilement, ce flux explorateur des lutheries nous prend aux tripes. Comme si nos corps compensaient, les oreilles se soumettent à cette attention préparée autour du micro-bruit, devenu tantôt symphonie machinique ou tangos d’automates.
Et le jazz poursuit sa voie d’aujourd’hui, dans le grand bain du revival folklorique et traditionnel. Les normands de Roda Minima sont parvenus à extraire la sève de ce syncrétisme, le jazz pop des bals, l’improvisation des folklores musicaux. Comme dans ces sauteries d’antan, le concert se vit au Café Charbon comme une nuit, ivre de musique et plus. Première scène, pupitre saxophone-trombone-trompette, presque taillé façon trinité Nouvelle-Orléans, kick et drum de batterie de fête, allers-retours dans la foule. Les riffs de chevauchent, la trompette se fait ses envolées suraigus, sensass. Gigotte et bougeotte côté public, entraîné par les normands qui montent sur leur chaise. Deuxième scène, un sopra(ni)no qui fait tourner les cœurs avec ces thèmes inspirés du forró brésilien, un euphonium qui sonne comme une basse fretless. Le bal est devenu fête afrobeat et guinguette électrique.
Plus hétérodoxes, les coeurs de Brame de Zéphyr flirtent du côté de la musique mandingue et du jazz défricheur. Heureux de revoir Raphaël Quenehen. Pièce maîtresse du groupe, la kora jouée par Didier Dufour. Saxophone, trompette, contrebasse, batterie à ses côtés. Il y a quelque chose qui a à voir avec la terre, avec un groove puissant, sourd, lourd et grave. La polyphonie de la kora diffuse une atmosphère mystérieuse, elle sonne comme un croisement entre une guitare fingerpicking et une harpe de cow-boy. Le groupe a quelque chose de mystique, dans ses thèmes héroïques, partagés entre la profusion mélodique des cordes et les contrepoints dans les hauteurs du pupitre de vents. Comme une opposition entre le ciel mélodique et la terre rythmique qui accoucherait d’une parole sacrée.
Ce lundi soir, nous étions sur le mont Olympe. Quartet de titans, s’il en est, quartet de monstres sacrés qui se partagent le feu de Prométhée. Lucia Ban, Sarah Murcia, Louis Sclavis et Mat Maneri ferraillent à un autre niveau. Dans le croisement de la couleur des timbres, comme un grand puzzle de constellations sonores, d’attentions à peine esquissées, assumées pour toustes. Dans les changements de dynamiques, comme un même souffle à quatre, parfaitement calé. La création est fine, les compos sont à tempos lâches et mouvants, sur une métrique tissée sur le fil. Sclavis, sans effort, pousse la clarinette dans ses profondeurs. Maneri, posé, en chassé-croisé, dresse l’ambiance en quelques traits de violon. Murcia, tranquille, joue le walking à pas feutrés. Ban, placide, oriente en peintre-musicien. Le quartet a la puissance d’un atome en fusion et nous balade dans les méandres du rythme, des formes et des textures qui se chevauchent. Leur musique est un autre monde.
JOUR 4
Nouveau trio mais lubies de toujours. Not Only A Trio, la dernière formation du batteur Adrien Desse confirme son style d’écriture. Synchronisation bruitiste et rythmique, deux dimensions alliées dans un agencement complexe et méticuleux. Les traits de sax et les frappes de batterie se renvoient les coups. Ténor puissant d’Olivier Py, souffle complexe et serpentueux de Guillaume Orti, parfaits contrepoints dans cette musique à forts impacts. Comme une patate chaude qu’on se refilerait avec plaisir, les rythmes se relaient entre les trois, s’embrassant-s’embrasant, s’entrechoquant-se cognant, s’imbriquant-se défaisant. Chase démente, cassures de métrique et coups de hanches, sur une batterie de chaîne et de poings dans cette débauche de rythmes. La musique est vive et brûlante, écrite par un batteur qui aime la boxe des sax et l’osmose d’un pas seulement trio sonnant comme un seul homme.
interview
1. racines
2. gwo ka & co
3. heritage
sonny troupe
propos recueillis par Lucas Le Texier,
le samedi 9 novembre à Nevers
photos © Maxim François, 2024
sonny troupe
propos recueillis par Lucas Le Texier,
le samedi 9 novembre à Nevers
photos © Maxim François, 2024
Lors d’un récent entretien avec Sélène Saint-Aimé, j’avais évoqué une réflexion de Nicolas Lossen, guitariste martiniquais. Ce que l’on appelait blues aux Etats-Unis, correspondait au gwo ka en Guadeloupe ou au bèlè en Martinique. Il faisait également une analogie entre la béguine et le jazz à la Nouvelle-Orléans. Qu’est-ce que t’inspirent ces comparaisons ?
C’est une question de racines communes. Le blues est une des musiques les plus anciennes aux Etats-Unis, racontant toutes les peines, les souffrances et la vie en règle générale. Cela prend les traits d’une tradition. Le gwo ka, musique traditionnelle de la Guadeloupe et le bèlè, pour la Martinique, ont la même fonction que le blues. Raconter, dire ce qui va, ce qui ne va pas, et le dire à sa manière, avec une notion de présent par l’improvisation, élément extrêmement important des musiques traditionnelles.
Peut-on également considérer celles-ci comme des musiques de rituels et de pratiques ? Je pense à la similitude entre les soirées léwoz de Guadeloupe et les anciens rassemblements des esclaves africains-américains à Congo Square, en Louisiane.
Le gwo ka n’est pas seulement une musique, c’est un sentiment, une spiritualité, ce sont des codes, c’est un instrument. Ce sont tous ces éléments que l’on retrouve dans les léwoz, les rassemblements traditionnels autour de la musique, qui durent de la tombée de la nuit jusqu’au lever du jour. On se rend compte en voyageant qu’il existe des racines communes entre ces territoires.
Pour toi, la racine commune, elle vient d’Afrique ou elle s’est créée a posteriori dans le monde caribéen ?
Les deux à la fois. Ça vient forcément de l’Afrique, car ce sont les musiques africaines qui ont été amenées un peu partout avec l’esclavage. A leur arrivée, il y a eu des formes de métissages avec ceux qui sont déjà là, mais aussi avec des musiques qui arrivent d’autres endroits. Dans les créoles, tu vas retrouver ceux qui sont en Louisiane, en Martinique, en Guadeloupe, à la Dominique, à Sainte-Lucie, à Trinité, à la Réunion. Ce sont toutes ces différences et leur ancrage dans un territoire donné qui produisent un développement différent.
Depuis peu, tu es retourné t’installer en Guadeloupe, après avoir longtemps vécu à Paris. Comment fais-tu pour tisser ce lien avec la tradition et la terre de Guadeloupe, et l’environnement contemporain parisien ?
Je n’ai pas seulement vécu dans la capitale, j’ai aussi vécu à Toulouse et un peu à Bruxelles. Je n’ai jamais coupé le lien avec la Guadeloupe. Je faisais toujours attention à être présent là-bas, pour saisir l’évolution de la tradition. C’est drôle car ces deux mots pourraient paraître contradictoires, évolution et tradition, mais les traditions évoluent bel et bien. Ce qui m’importe, c’est de voir comment la tradition évolue dans son environnement naturel. C’est pour cela que j’ai toujours essayé de ne pas couper avec le fondal. C’est un mot créole pour désigner les racines et ce qui est au plus proche. Quand tu évolues à l’extérieur, comme avec la diaspora parisienne, l’idée c’est de confronter tout ça avec un autre chose, qui correspond à l’environnement — le fait qu’il fasse froid ou le fait de rencontrer des gens du monde entier. Ça, ça va te faire créer différemment. Il faut toujours rester entre les deux : être proche du fondal ; et voir ce que ça peut donner quand on rencontre d’autres fondal.
Comme en Martinique et Guadeloupe, c’est du métissage. On ne le voit pas au prime abord, mais on est né de rencontres, entre plusieurs pays africains, plus l’Occident, plus celles et ceux qui étaient déjà sur place. C’est ce qui fait que ce sont des musiques qui sont prêtes ou préposées à recevoir, à se transformer et pour moi, c’est sur les évolutions que ça donne qu’il faut faire attention. Attention à ne pas perdre l’essence même car c’est elle qui nous permet d’être, et surtout d’être équilibré.
C’est un point que tu as beaucoup développé, cette idée de l’essence, dans la série sur le gwo ka commandée à Jeanne Lacaille par le festival Sons d’hiver. ça me donne envie de tisser un lien avec ExpéKa et les mélanges entre rap, groove et gwo ka au sein du groupe. Il y a aussi l’héritage politique. Ces croisements sont une manière de préserver son essence tout en la mêlant à autre chose ?
Même si suis un passionné de gwo ka, je n’ai pas envie de résumer mon discours à ça. Toutes les musiques traditionnelles possèdent cela en elles : elles ont été là pour parler de choses extrêmement légères, comme de choses extrêmement graves, comme de choses pour lutter. Le Gwo ka, c’est exactement ça.
Tu peux choisir cette musique pour raconter uniquement des trucs de joie ou grivois, ça existe aussi dans la tradition. Le gwo ka se compose de sept rythmes, dont certains sont faits pour les moments d’allégresse ou pour le carnaval.
Mais tu peux aussi faire le choix d’utiliser le gwo ka comme un vecteur de militantisme. ExpéKa, on se trouve dans ce cadre-là. On s’est dit qu’on allait se servir de nos métissages respectifs et du gwo ka pour raconter ce qui ne va pas. Le rap est déjà une musique pour dénoncer donc, même dans une musique dite récente, on retrouve quelque chose qui est naturellement proche du gwo ka. Ce sont finalement deux mondes assez semblables.
Dans le gwo ka, il y a un chanteur ou une chanteuse lead, et toi, au tambour, qui va changer les rythmes en fonction de lui. Dans un projet comme celui de Sélène Saint-Aimé, est-ce que tu gardes ce lien étroit avec le chant ou est-ce que le gwo ka est plutôt est une palette d’outils à ta disposition ?
Dans la tradition, c’est le chanteur qui commence. Comme dans une jam, tu sais déjà quel rythme ça va être — et si tu l’ignores, il te le dira. Donc, le chanteur commence, il va y avoir le rythme joué par deux tambours et le marqueur qui fait les solos. Tu as aussi la danse, et c’est elle qui lead le soliste, et non l’inverse. Pour transposer à Sélène, ça marche un peu de la même manière. Paradoxalement, elle a des idées très claires tout en te laissant une liberté avec son matériel imposé (il rit) Ça nous permet de proposer énormément de choses, et d’avoir des concerts différents tous les jours. On peut faire l’analogie avec le chanteur qui dirait : « Voilà le chant, voilà ce que j’ai envie de raconter, voilà ce que j’ai envie de jouer comme rythme », et un fois qu’on est rentrés à l’intérieur, c’est là qu’arrive l’improvisation. Finalement avec Sélène, c’est presque de l’improvisation commune tout le temps, où l’on peut faire le chemin et que tout reste solide.
Dans la série de Jeanne Lacaille, il y a beaucoup d’éléments qui montrent que le gwo ka est devenu légitime et s’est institutionnalisé. Comment expliquer ce phénomène selon toi ?
Pour moi, c’est la suite logique d’une grande histoire. A notre arrivée dans les Antilles, il y a d’abord eu l’esclavage, et une volonté d’assimilation de la part de l’esclavagiste. Qui dit assimilation, dit rejet de tout ce qui est à toi — plutôt, on te convainc que tout ce qui est à toi est mauvais. Le gwo ka et les musiques traditionnelles sont puissantes car elles ont résisté à cela. C’est donc incroyable d’avoir quelque chose qui a survécu et qui te permet de t’exprimer, de la tristesse à la joie.
Dans l’histoire de l’humanité et de nos peuples, on en est aujourd’hui à une étape où il y a une reconnaissance qui va au-delà de ceux qui ont milité. Dans la musique urbaine aux Antilles, tu retrouves le tambour. Sans s’en rendre compte, ils utilisent des choses qui viennent du Ka. On est déjà dans une autre dimension d’acceptation, car elle n’est même plus consciente, elle est juste là. Demain, ce sera autre chose, peut-être que 100% de la population possèdera un tambour chez lui et que cette musique sera comme le reggae ou la salsa à l’extérieur.
Tu parles beaucoup d’héritage, des aînés et des grands maîtres pour le gwo ka. Comment tu t’inscris dans cette longue histoire ?
Quand je parle des grands maîtres et de leurs héritiers, je leur voue quelque chose comme ça (il mime un salut et rit). En 2024, ma position est facile. Le gros du combat, ce n’est pas nous qui l’avons mené. Je parle du moment où c’était interdit, où tu prenais des coups et qu’il fallait faire en sorte que ça existe toujours. Ceux qui te racontent qu’ils fuguaient pour aller jouer, quand c’était interdit par l’Eglise, par l’Etat et que, lorsque tu le faisais quand même, tu te retrouvais en prison…
C’est pour ça que j’ai un respect profond pour les ancêtres, des grands tontons qui sont encore là jusqu’à ceux qui sont partis il y a 10 ou 20 ans. C’est grâce à cette lutte que j’ai un tambour à Nevers, que je fais de la musique et que ça coule de source que l’on m’appelle pour en jouer. Je vis avec et de mon tambour, mais je suis conscient que c’est grâce à la lutte que nos générations et celles à venir avons quelque chose de fort, de riche et de relativement éloigné des douleurs. Que l’on peut jouer dans des belles salles, être diffusé à la radio. Et qui nous fait voyager pour faire perdurer cette belle chose.