Adèle de Baudouin

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Adele de Baudouin

situation sonore

Rencontre avec une chercheuse-créatrice dont le travail sonne et résonne au croisement de l’écoacoustique et de l’électroacoustique. Compositrice électroacoustique et audio-naturaliste, Adèle de Baudouin explore des limites que les humain·es imposent aux environnements naturels et aux non-humain·es, et cherche à porter l’oreille à l’écoute et à la préservation des paysages sonores.

Séances d’écoute et conférences, dans l’édition 2025 du festival Sonic Bloom, imaginé du 30 juin au 5 juillet par ici l’onde. Détails et programmation ici.

par | 23 Juin 2025 | interviews, articles

J’avais envie de commencer cet entretien avec cette expression populaire qu’on a toustes entendue, souvent enfant quand on n’a pas très envie de faire quelque chose à la maison : « il n’y a pire sourd que celui ou celle qui ne veut pas entendre ». Peut-on vraiment devenir celle ou celui qui décide d’entendre ?
(Elle rit) Je ne me prononcerais pas forcément sur d’autres sujets que celui des paysages sonores. Oui, c’est vraiment une question de volonté. Je dirais plutôt que c’est une question d’éducation. Comment est-ce qu’on écoute notre environnement ? Pour quelle raison ? De quelle façon ? Je ne dirais pas qu’il y a une bonne ou une mauvaise façon d’écouter un paysage sonore, ni même d’écouter la biodiversité. On ne vient pas toustes des mêmes milieux, on n’y trouve pas toustes les mêmes intérêts. Il y a donc plein de façons d’écouter. Mon propos serait de tendre l’oreille vers les non-humain·es, vers les vivants et les vivantes. Écouter, c’est porter son attention et, donc, de considérer l’autre comme étant son égal·e, dans le meilleur des cas.

Comment définir la notion de paysage sonore ?
Il y a plein de façons d’en parler. Une définition qui mettrait à peu près tout le monde d’accord, serait un ensemble de sons qui émanent d’un endroit déterminé, sur un temps qui est déterminé aussi, depuis une position qui est forcément déterminée par notre propre écoute, nos physiologies, nos oreilles. On n’a pas toustes les mêmes conduits auditifs. Entrent en jeu, également, les notions d’éducation et de culture. Un paysage sonore sera différent selon ces notions. Et c’est là où la notion de paysage sonore, devient intrinsèquement liée à la culture occidentale, vient de la notion de paysage, quelque chose qui est vu comme extérieur et cadré, fonctionne par plans, le plan gauche, le droit. 
C’est une vision occidentale de penser un paysage sonore, qui est clairement à remettre en question. Se mettre en dehors d’un paysage sonore, c’est une chose qui nous amène à beaucoup de problématiques, à une crise de la sensibilité : ne plus ressentir, ne plus être en contact avec les autres. On peut supposer que c’est une des nombreuses raisons qui font qu’on n’estime ne plus avoir de lien avec les vivants et les vivantes.

En préparant cette interview et en vous écoutant à l’instant, deux choses qui m’intriguent et m’amusent. La première, c’est ce lien incessant avec l’œil. La seconde, c’est le double sens qui se joue entre les mots écouter et entendre. Parlons d’abord de ce recours constant au champ lexical visuel, au détriment de l’auditif et de l’écoute.
Tout est lié. De fait, on va percevoir un paysage sonore en le voyant, puis en le ressentant, en sentant le vent sur sa peau. Tout s’est toujours entremêlé. Ce qui est porté par l’électro-acoustique, la musique acousmatique de façon un peu plus large, ça va être de réapprendre, de rééduquer son oreille en se coupant du visuel, en tendant ses oreilles uniquement vers le son pour pouvoir réapprendre à écouter. Il y a plein d’autres façons de le faire. Dans ma recherche et dans mon approche de recherche-création, j’utilise le visuel, ça peut servir à guider l’apprentissage. De fait, nous restons quand même très visuel·les. Donc, avoir des choses à l’œil pour identifier un son, c’est aussi un bon moyen de commencer à placer ses oreilles au fil de l’écoute.

A-t-on l’oreille sélective comme on a l’œil sélectif ? Utilise-t-on des notions similaires comme le zoom, la profondeur de champ ou encore le cadrage ?
Oui, exactement. C’est ce qui est porté par Murray Schaeffer, par exemple. Je pense aussi à Michel Chion, qui vient du cinéma, et a énormément travaillé sur le son. Il propose pas mal d’exercices d’écoute ou de façons de penser le son, en utilisant des mots qui viennent du cinéma, justement. On se rend compte qu’on n’a que ce vocabulaire-là. On doit sûrement réinventer des mots, du vocabulaire pour penser le sonore.

Adèle de Baudouin

Comment en êtes-vous arrivée à vous consacrer à l’art de l’écoute, venant d’une culture, d’une civilisation actuelle fondée sur la primauté du regard, de l’œil ?
Ça vient clairement de ma pratique naturaliste. J’ai un master d’écologue en biologie de la conservation. J’ai également une pratique naturaliste qui vient de l’enfance, et de mes parents. Je pense qu’on ne pouvait pas encore vraiment appeler ça une pratique naturaliste. C’était juste regarder, observer et écouter ce qui se passait autour. Ensuite, en grandissant, je me suis réellement mise à la pratique naturaliste, via, notamment, l’ornithologie, en écoutant les oiseaux, et encore avant, en écoutant les grenouilles et les crapauds, ces petites choses, très invisibles, qui émergent de la nuit. C’est vraiment ça qui m’a amenée à écouter. C’est quand même assez incroyable, cette sensation reçue à leur écoute. Je me suis dit que ce serait chouette de les enregistrer et de pouvoir les partager. J’enregistre pour pouvoir permettre à d’autres personnes de vivre ces moments d’écoute assez fous, survenus en pleine nature.

Dans votre bio qui est sur le site du MNHN, il est noté un intérêt pour le monde de la nuit, le monstrueux et l’étrange. Qu’est-ce qui se cache derrière ceci ?
Ce dont on a peur alors qu’il n’y a absolument aucune raison. C’est cet aspect-là que je trouve fascinant. Je pense qu’il y a aussi un lien assez clair avec la question de l’émancipation, un lien fort entre le fait d’être une personne sexisée et de se déplacer dans l’espace nocturne. C’est une chose qu’on nous a souvent déconseillé d’entreprendre, encore plus en pleine nature : pouvoir aller seule, et sans autorisation, à la rencontre d’autres êtres vivants que sont les non-humains et les non-humaines dans des espaces où normalement, je ne suis pas censée être, et d’y éprouver du plaisir. C’est de l’ordre de la transgression.

Vous parlez de prise de son audio naturaliste, s’il y en a une, quelle pourrait être la différence avec la pratique du field recording ?
La prise de son naturaliste, est, on va dire, centrée sur l’écoute des sons de la nature, notion à la quelle on peut mettre des gros guillemets. Qu’est-ce que c’est que la nature ? C’est un terme qui reste à questionner s’il met une barrière entre les humain·es et les non-humain·es. Mais c’est aussi un mot qui permet de visualiser simplement pas mal de choses. On peut quand même s’entendre autour de ça. La Nature, c’est aussi ce qui est écrasé par l’industrie et le capitalisme, ça a donc un sens d’utiliser ce mot-là, dans une certaine mesure. Alors, la prise de son naturaliste, c’est cette attention portée au non-humain. Et cela devient un parti pris. Le field recording, c’est quelqu’un qui pose un micro et attend que le temps passe. Dans la prise de son naturaliste, il y a déjà un engagement en enclenchant la prise de son.

Comment s’est imposé à vous le lien entre prise de son et création ?
Ça, ça a été pour moi un chemin pas simple à suivre, pas tout à fait conscientisé, je pense aussi. Je faisais des prises que je tenais à conserver comme quelque chose de super brut, et de les donner à entendre comme ça. Puis, il y a eu un long chemin de pensée qui m’a amenée à découvrir et comprendre que, forcément, j’étais située. Je suis quelque part, à un endroit donné et de fait, dans la prise de son, de la couper et de la donner à entendre, il y a déjà un acte créatif. Le jeu des micros, la façon dont on va les positionner dans l’espace, c’est déjà de la création et, là, ça veut dire que de l’intime est en jeu. C’est moi qui suis là-dedans. Certes, j’essaie de donner de la place à d’autres êtres vivants, mais je m’inscris quand même dans cet espace. C’est pas simple d’accepter ça, parce que je n’avais pas envie de prendre de la place, mais je me disais en même temps que j’ai le droit de prendre cette place. C’est ce de ceci que je parlais quand j’évoquais, plus haut, l’émancipation. L’acte de la création, ici électro-acoustique, est aussi un acte d’émancipation.

Si on poursuit le jeu des différences, quelle pourrait être la différence entre le documentaire et votre travail créatif, si tant est que le documentaire ne soit pas de la création. Si je devais poser cette question de façon béotienne : comment peut-on créer quelque chose qui existe déjà ?
Je pense justement qu’il s’agit d’accepter d’être situé·e. Quand je dis « situé·e », c’est dans son acceptation large, au sens de se situer au niveau de l’environnement, mais aussi culturellement, au niveau du genre et de tous les mécanismes de domination qu’on peut mettre en place. À partir de là, je sais d’où je parle, en tout cas à peu près, car on n’est pas toujours absolument au clair sur tous ces endroits. Mais si je suis à peu près consciente de là où je suis, je peux parler. Et je peux créer, je peux donner à entendre de façon un peu plus juste, et je vais essayer de le faire de la meilleure façon possible, sans écraser les autres.

SONIC BLOOM
Adèle de Baudouin

Comment un acte de création comme le vôtre, qui emprunte une forme d’appropriation, dans le fait de se poser au cœur d’un élément plus vaste auquel on appartient, peut-il avoir une portée universelle ? Comment pouvoir toucher l’autre avec une part de soi ?
Je pense que je ne me situe pas dans l’universalisme, bien au contraire. Quand je parle de pratique située, c’est dans le sens où je n’ai aucune prétention à m’adresser à tout le monde. C’est plutôt que j’accepte mes différentes qualités comme la variété des choses qui me constituent. Je sais que je vais parler à des personnes qui sont-elles même constituées d’une variété de points et de choses. Peut-être que tout ceci va entrer en résonance, peut-être d’une façon complètement différente de celle que j’aurais pu imaginer. Et c’est très bien comme ça.

Votre travail de création consisterait-il, si on devait le résumer, à rapprocher la nature de l’oreille de l’auditeurice ? Ou alors, serait-ce l’inverse : rendre l’oreille humaine à la nature dont on fait partie ?
Un petit peu des deux, c’est un aller-retour. C’est certain qu’il est déjà bon de porter à l’écoute. On place des cadres d’écoute. Donner à entendre des créations dans une maison d’un Parc naturel régional, reste assez différent du cadre d’un festival de musique expérimentale, par exemple. Le public ne sera probablement pas le même, et le cadre donné assurément différent. Après l’idée, c’est de créer des moments d’émotion, des moments intellectuels. Je peux aller écouter moi aussi et tendre l’oreille vers toutes ces personnes en écoute, pour leur donner une place dans mon quotidien.

Ce positionnement d’écoute créative peut nous amener, nous, auditeurices, à nous défaire d’une forme d’anthropocentrisme.
C’est l’idée. Tendre l’oreille vers les autres, porter une attention. Je suis loin d’être la seule personne à tenir ce discours-là, mais j’espère pouvoir aider à se décentrer de cette société complètement anthropocentrée, de cette vision du monde. Mais, quand je dis anthropocentrée, il faut bien le penser de façon occidentale. Il y a plein d’autres façons de penser le monde. Après, c’est ce dont je parlais sur le paysage sonore. Même si on veut essayer de tendre l’oreille vers les autres, ça ne va pas se faire juste en écoutant. C’est un outil, mais ce serait incroyable que ce soit une baguette magique. Il y a plein de choses à déconstruire, de l’ordre du politique dans nos rapports aux autres, aux dominations sur les vivants et les vivantes, et sur toutes autres les personnes. C’est juste un outil…

Est-ce que cet outil pourrait être au moins un premier levier pour nous faire découvrir notre propre fragilité et l’accepter ? Il me semble que le son peut être considéré comme quelque chose d’assez fragile et intangible. On ne peut pas donner des coups d’oreille, comme on jette un coup d’œil. On ne lit pas un paysage en diagonale comme on peut le faire d’un livre. Les choses liées à la Nature sont-elles fragiles au point de nous forcer, à nous confronter au fait d’être fragile nous-mêmes ?
C’est ça, s’inscrire dans un environnement sonore. Forcément, si on ouvre les oreilles, on se retrouve au milieu de quelque chose. Le son est pas directionnel, il vient de partout et traverse nos corps. Notre corps, inscrit dans le son, peut tendre alors vers plus de sensibilité et vers plus d’altérité.
La création d’un paysage sonore va donc chercher à mettre en action, ou en réactivité, la sensibilité de chacun·e. L’éducation passe elle aussi par là, pas forcément par l’entendement intellectuel, mais par le sensitif et le sensoriel. J’essaye de porter ceci dans mon travail, d’apporter plusieurs vérités. Celle du sensible, personnelle à chacun·e, et la vérité scientifique qui apporte des informations complémentaires au sensible et à l’émotion. On a tendance à opposer art et science, raison et émotion, mais tout cela s’entrecroise. On ne sent pas une chose de la même façon qu’on la pense.

Créer un paysage sonore, c’est rendre la possibilité d’être acteurice à celleux qui écoutent, mais du fait de cette volonté puissante, c’est aussi accepter de se trouver dépossédé·e de sa propre création. Devenez-vous alors plus une guide qu’une créatrice.
Je ne voyais pas ceci ainsi. Cet énorme travail est collectif et bilatéral, quand je propose une écoute à des gens, les retours récoltés me font penser à d’autres choses à créer. Ces moments d’échange, de diffusion, ces allers-retours, décentrent le truc, offrent la possibilité de pouvoir co-apprendre.

Quelques questions de sonopop pour terminer. Ce serait quoi le tube de l’éco-acoustique ?
Quand on parle d’éco-acoustique, c’est bien la science qui est écoutée ? Juste pour être sûre… Ce n’est pas évident. Je pense à ce son que j’écoute beaucoup : une pièce de Hildegard Westerkamp qui s’appelle Beneath the Florest Floor. C’est toute une écoute portée sur une forêt au Canada. On passe par différentes façons d’écouter ce paysage sonore selon différents plans, d’une façon plus émotionnelle, puis plus spirituelle et c’est une très très belle pièce.

Écoutez-vous parfois de vrais disques ?
Des vrais disques, ouais ! En fait, j’écoute beaucoup de musique, beaucoup de punk hardcore. C’est un peu à l’opposé du paysage sonore, mais en vrai, je pense qu’il y a beaucoup de choses qui se recoupent dans certains types d’écoutes qu’on peut avoir. Du coup, j’écoute des CDs. Et des cassettes, surtout.

Quelle serait la meilleure source naturelle pour le groove ?
Je pense aux amphibiens, à leurs chorus quand c’est l’explosion, quand beaucoup se mettent à chanter ensemble, au printemps. Il y a des chœurs avec plusieurs espèces qui se répondent, chacune dans sa tonalité avec des rythmes et des timbres différents.

Dernière question, peut-être la plus difficile, c’est quoi en vrai les Sounds Of Silence ?
Pas évident comme question… Je dirais que c’est les sons où chacun·e trouve sa place, sans être écrasé·e par qui que ce soit.


propos recueillis par guillaume malvoisin, en juin 2025  
photos © DR

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