« Chaque prise de parole affine la texture de l’ensemble tout en révélant la mobilité, cette égalité mouvante où chacun trouve sa juste distance. C’est là que s’entend la politique créatrice de The Bridge. »

La dynamo, pantin
lundi 6 octobre
— chroniques

the bridge 2.13

La deuxième génération de The Bridge, s’achève et les formations nées des échanges et des improvisations apparaissent moins comme une succession d’expériences que comme les fragments d’une même pensée en mouvement. Le treizième assemblage de génération 2 est aussi une variation éloquente, un laboratoire de cohabitation sonore où l’improvisation devient une réflexion sur la manière d’habiter le collectif. Cinq musiciens sont réunis pour la première étape d’une tournée française : Jeff Albert, Lenard Simpson, Christian Dillingham, Paul Wacrenier et Nicolas Pointard. Ils se découvrent presque en direct, sans le moindre embarras. Certains avaient partagé, la veille, à la Timbale, avec l’équipe de Stéphane Payen, un avant-goût informel, comme une première esquisse d’écoute, un terrain de confiance à peine tracé.
Sur scène, lundi soir, la circulation s’est d’emblée installée. Nicolas Pointard, batteur, déploie un bagou tout en humilité. Sa frappe, dense et mobile, ne cherche ni la domination ni la mesure, mais plutôt l’interstice — l’endroit où le son passe, s’échange, se réplique. Peaux, cymbales, résonances étouffées, silences suspendus : tout y parle, tout s’y relie. Paul Wacrenier, à sa droite, façonne le son comme on établit des fondations : accords martelés, harmoniques effleurées, architectures provisoires. Dos au public, dans cette posture coutumière du pianiste — ou de profil, merci à l’architecte de la Dynamo —, il agit ici en relais, en interlocuteur direct. Pivot dans la conversation plus qu’un soliste. Christian Dillingham, contrebassiste de Chicago, vient inscrire dans cette conversation une gravité, souple elle aussi. Formé autant au classique que par la scène improvisée, son jeu entremêle précision d’archet et pulsation organique, tensions et relâchements. Ses lignes respirent constamment, soutiennent, maintiennent la cohésion sans la figer. Les soufflants prolongent cet échange d’un grain singulier. Le tromboniste de l’affaire, Jeff Albert, est passé, lui, par la Nouvelle-Orléans. Il garde de cette ville la physicalité du son qui lui est propre, cette façon d’enraciner chaque note dans la volonté qu’elle agisse pour le collectif. Lenard Simpson, enfin, chicagoan, lui aussi, répond à cela par un phrasé limpide, d’une sobriété habitée. La mélodie peut-elle se construire en même temps qu’elle s’écoute ? Avec lui, et pour paraphraser un autre Simpson : « Ouh pinaise, assurément ». La musique du quintet progresse ainsi, par déplacements des formats : duos furtifs, suspensions, reprises. Chaque prise de parole affine la texture de l’ensemble tout en révélant la mobilité, cette égalité mouvante où chacun trouve sa juste distance. C’est là que s’entend la politique créatrice de The Bridge. Évidente, non pas dans un manifeste extérieur, mais dans la pratique même du collectif en jeu, dans ce geste d’ajustement des différences sans les diminuer. On verra au fil de la tournée, si les affinités ouvriront davantage cet espace où écouter ne craint d’interrompre. Rappel, courte improvisation. Quelques minutes suffisent, tout y est : cohérence, mesure, lucidité. Ce fragment résonne déjà comme un titre collector, destiné à ne plus jamais être entendu : Tant pis pour les absents.

abdou · gouband · warelis

Il peut arriver de se réveiller dans une chambre d’hôtel, les yeux encore clos, assailli par un vacarme de klaxons, de moteurs, de cris. On croit au pire — carambolage et panique du dehors — puis on ouvre la fenêtre et rien d’autre qu’une rue tranquille, la vie ordinaire. La deuxième partie du concert commence avec cette idée de vacarme, empilement de sons saccadés et continus qui brouille la perception : on pense au chaos, au désastre imminent. On imagine des corps massifs, un trio bodybuildé — peut-être est-ce le retour de Frankenstein, ce bon vieux bossu revenu de ses cendres quand le Cornu y retourne. Et l’on découvre, à l’inverse, trois musicien·nes d’une douceur radicale, d’une humilité rare, et d’une grande force instrumentale. Imaginé par Sakina Abdou pour la carte blanche que lui avait confiée Relative Pitch, label new-yorkais et imparable, ce trio compte également Toma Gouband et Marta Warelis. Le genre de formation où la musique se conçoit d’abord comme matière vivante à malaxer. Hammer, Roll and Leaf, disque sorti il y a un an, en posait déjà le principe de cette musique. Une musique pensée dans l’instant, construite sur l’écoute et la circulation du son plus que sur l’écrit. Ni hiérarchie ni compétition, mais le seul plaisir de la relance. Sur scène, la musique s’installe comme une version à trois de papier, caillou, ciseaux. Sans suspense, on sait vite qui mise sur le caillou. Toma Gouband est entouré de pierres, branches, feuilles et peaux. Dans cette alchimie d’objets, tout grince, frotte, crisse, et pourtant tout s’agence avec une exactitude instinctive. Marta Warelis explore au piano une autre strate du sonore et du réel.  Son jeu explore la zone de friction entre harmonie et ce qu’on pourrait appeler bruit, entre contrôle et abandon complet. Sa douceur et sa discrétion se fondent très vite dans le corps imposant de son instrument qu’elle gratte, effleure, fait vibrer. Sa virtuosité n’a rien de démonstratif mais procède du soin, de la disponibilité. Jusqu’à laisser le piano se confondre avec la batterie. Dans un même organisme sonore où Sakina Abdou, moteur et boussole du trio, souffle, entre cri et murmure, trace les lignes invisibles de la musique créée. Ses fulgurances alternent avec des suspensions d’air, des plages de silence qui recentrent tout le groupe. Et lorsqu’elle quitte la scène pour jouer depuis la coulisse extérieure, le cadre se renverse. C’est un geste social, une manière d’élargir l’écoute, d’y inclure ce qui échappe à la scène. Sa puissance est d’ordre collectif, une force d’organisation et de circulation. Les équilibres provisoires du trio créent une forme partagée de composition, disparte et bienveillante, où le geste de chacun·e engage celui d’un·e autre. Puis le concert s’évapore, sans résolution. L’espace est laissé ouvert, la musique continue ailleurs, dans les corps, dans la rue, dans le reste de la nuit.


textes de Selma Namata Doyen
photos © Maxim François

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