« L’ensemble conserve une économie chambriste, mais ses codes se sont déplacés vers un présent hybride, nourri autant d’histoire que d’inventions immédiates. »
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texte : Selma Namata Doyen
jazz à la villette 2025
samedi 6 septembre
— Brunö Lapin
Pas si fréquent d’entendre une formation sans percussion où son absence n’est pas cruelle. Chez Brunö Lapin, aucun manque. Les fonctions rythmiques, mélodiques et harmoniques glissent de l’un·e à l’autre comme une matière fluide, circulent sans hiérarchie. La singularité du trio vient avant tout de son alliage instrumental : violoncelle, basson et flûte. Trois timbres rarement associés, dont la proximité brouille parfois la perception : à l’écoute seule, pas simple de deviner qui souffle et qui frotte. Cette ambiguïté nourrit le jeu. Clément Petit, habituel sourire en coin, conduit son violoncelle au travers de lignes graves, pulsations obstinées et jaillissements vocaux entremêlés à l’archet. On y reconnaît quelques niveaux de son ancrage. Jazz et certaines traditions africaines s’intègrent sans se laisser aller à la citation mais en fondant dans le flux même du jeu. À ses côtés, Sophie Bernado déplace le basson hors de ses registres académiques pour en tirer des sonorités âpres, qui rappellent tour à tour une cornemuse ou un violon berbère. Lorsque sa voix s’élève, claire et aiguë, dans un registre qui évoque des folklores anglo-saxons, c’est une nouvelle strate qui s’ajoute à l’ensemble, une ouverture soudaine dans le tissu sonore. Joce Mienniel, lui, ne place pas la flûte en surplomb mais en appui : son souffle devient pulsation, son phrasé une assise rythmique qui soutient et relance.
Sur scène, l’album fraîchement sorti, produit par le Budapest Music Center (BMC) prend vie sans aucune rigidité. L’écriture est précise mais trace un cadre ultra-souple où l’improvisation s’insère avec une liberté parfaite. L’un propose, l’autre détourne, le troisième prolonge : la circulation est constante. Parfois la danse affleure sur les bords de l’ensemble, ailleurs une mélodie s’impose, puis se dérobe à nouveau. La musique conserve une économie chambriste, mais ses codes sont déplacés vers un présent hybride, nourri autant d’histoire que d’inventions immédiates. Reste enfin le nom même du trio, Brunö Lapin, qui affiche un goût certain pour le décalage. Et à l’Atelier du Plateau, cerclé de son mur d’aluminium étrange, les plus affamés et alsaciens d’entre nous, sensibles au tréma sur le O, se seront peut-être surpris en songeant à un lapin en papillote, dansant encore chaud sur un lit de spätzle.
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Selma Namata Doyen
photos © Huszti István pour BMC